Inventai dunque una me stessa che voleva un'aggiunta al mondo J'inventai donc une autre moi-même qui voulait un ajout au monde
Anna Maria Ortese

Silvia Ricci Lempen, écrivaine, scrittrice

J’écris. J’ai écrit, j’écris, j’écrirai. Je raconte des histoires. Je me bagarre avec les idées. J’écrivais, je suis en train d’écrire, j’aurai écrit.
Scrivo. Ho scritto, scrivo, scriverò. Racconto storie. Mi accapiglio con le idee. Scrivevo, sto scrivendo, avrò scritto.

Cauchemar

Femmes Suisses, avril 1984

«Mesdames et chères amies, commença le président d’une voix ferme, cette journée du 8 mars 2084 est peut-être la plus importante de l’histoire suisse après celle du 1er août 1291. Aujourd’hui, nous fêtons l’intégration totale et parfaite des femmes dans la vie politique et sociale de notre pays. Et c’est en grande partie à vous, chères membres du Mouvement des Citoyennes Suisses pour l’Assimilation Intérieure (MCSAI) qu’est dû ce magnifique succès.

Que de chemin parcouru depuis la création de votre organisation il y a presque un siècle déjà ! L’idéal de l’Adéquation Féminine Absolue, dont vous avez fait votre bannière, est désormais pleinement réalisé. Non seulement nos instances politiques, à tous les niveaux de l’exécutif et du législatif, comptent un nombre égal de représentants des deux sexes mais, plus important encore, les velléités de dissidence de certaines politiciennes du XXe siècle, issues d’un sentiment ancestral d’infériorité, ont été radicalement résorbées.

De nos jours, la simple idée qu’une femme pourrait être incapable d’intérioriser les consignes de son parti, ainsi que la logique harmonieuse d’un système politique qui a traversé les siècles, appartient au domaine des souvenirs honteux. Quant aux votations et élections, nous avons obtenu, depuis quelques années, un taux de participation féminine identique à celui de la participation masculine, et surtout la réduction drastique des écarts d’opinion d’un sexe par rapport à l’autre, dus à l’inexpérience des femmes d’autrefois en matière de vie publique.

Les bienfaits de votre action formatrice – généreusement soutenue, rappelons-le quand même, et sans fausse modestie, par les pouvoirs publics – se sont manifestés dans les domaines les plus divers, et des statistiques réjouissantes tombent chaque jour sur mon bureau. Ainsi j’ai appris récemment que le premier vol Swissair du matin Zurich-Francfort transporte désormais autant de passagères que de passagers, et que la consommation d’alcools forts en première classe est équivalente pour les deux sexes, ce qui prouve que les femmes d’affaires n’ont plus rien à envier aux hommes d’affaires, ni par leur nombre ni par leur comportement professsionnel.

J’ai également appris que, en 2083, le nombre des acheteuses d’armes à feu s’est aligné sur celui des acheteurs, à quelques unités près.  Un seul point noir : les chiffres fournis par la police révèlent que les conductrices, contrairement aux conducteurs, ne se sont pas encore débarrassées du réflexe suranné consistant à lever le pied de l’accélérateur sur les rares tronçons de nos routes nationales encore bordés de forêts naturelles.

Mais il ne s’agit là que d’une déviation négligeable, destinée à disparaître rapidement, au plus tard lors de la généralisation des arbres en plastique sur tout le territoire national. Pour le reste, Mesdames et chères amies, votre succès est indéniable. Songez qu’il y a cent ans vos ancêtres fêtaient la Journée Internationale des Femmes  dans des conditions à peine imaginables aujourd’hui : sans fonds pulics, sans reconnaissance officielle, elles en étaient réduites à marcher dans le froid à travers les rues de Berne, en scandant des slogans ségrégationnistes qui traduisaient leur impuissance et leur tragique marginalité. Cette année, vous voilà confortablement installées dans une salle chauffée avec en poche un billet de première classe gracieusement offert par les CFF et la perspective d’un repas plantureux aux frais de la Confédération.

Vous n’en méritiez pas moins, chères représentantes des femmes suisses normalisées : au nom de tous les hommes de ce pays, je vous dis merci de tout cœur pour nous avoir enfin compris. Et maintenant, que la fête commence !»

Je me réveillai, tout frissonnante, aux premières mesures d’accordéon. Depuis longtemps je n’avais été aussi heureuse d’ouvrir les yeux.