Opinion parue dans Le Temps du 11 décembre 2004
La critique est facile, l’art est difficile, prétend le dicton. Eh bien, c’est faux, pas en ce qui concerne l’art, qui est effectivement difficile, mais en ce qui concerne la critique, qui l’est tout autant, parce qu’elle exige des connaissances, de l’expérience, de l’intelligence et de l’engagement. Ce qui est facile, c’est la sanction, la coupe budgétaire aveugle, qui n’exigent rien de tout cela.
Sanctionner, couper dans un budget, c’est si facile que même une assemblée de 46 individus pour la plupart ignares en matière de création artistique peut dégager en deux coups de cuiller à pot une majorité de gardes-chiourmes culturels. C’est ce que l’on a pu vérifier avec le vote du Conseil des Etats visant à diminuer d’un million le budget de Pro Helvetia pour la punir d’avoir financé l’exposition Hirschhorn de Paris. En revanche, développer, ou du moins susciter, un vrai discours critique sur l’art, c’est si difficile que la classe politique fédérale, pour qui la culture n’évoque dans bien des cas qu’une colonne de chiffres dans un budget, renonce a priori à faire l’effort.
Pourtant, s’agissant de la liberté d’expression artistique, l’Etat ne devrait pas paresseusement se contenter de la fausse alternative consistant à se comporter soit en père Fouettard, soit en cochon de payant. Le rôle d’une politique culturelle moderne, c’est bien sûr de permettre à toutes les voix de se faire entendre, ce qui signifie, il faut le dire clairement et fermement, de subventionner aussi les artistes qui crachent dans la soupe. Mais cela ne suffit pas. L’Etat a une responsabilité par rapport aux contribuables, et il doit aussi mouiller sa chemise pour leur expliquer en quoi il est bénéfique, en termes de démocratie, de financer avec leur argent des artistes qui crachent dans la soupe. Se contenter de pousser des coups de gueule ou, au mieux, de faire le gros dos en attendant que l’orage passe (par exemple que l’exposition se termine et qu’on n’en parle plus) affaiblit l’image du pouvoir politique tout en suscitant des frustrations ou des réflexes populistes – tout le contraire des valeurs de la démocratie que l’on prétend défendre.
Mieux encore, on pourrait attendre d’une autorité subventionnante consciente de ses responsabilités qu’elle aide Madame et Monsieur Tout-le-monde à comprendre où se situent les véritables enjeux de l’art et quelle est sa relation avec la politique, avec les valeurs, avec les comportements quotidiens des gens. Ce qui est intéressant dans l’exposition Hirschhorn, ce n’est pas le discours conventionnellement provocateur qui la sous-tend, mais son impact potentiel sur la société. Hirschhorn dit-il quelque chose de neuf et de stimulant? Le dit-il avec des moyens esthétiquement efficaces? Est-il vraiment capable de modifier ma vision du monde? Telles sont les questions que chacune et chacun devrait être encouragé à se poser, au lieu de la question stupide de savoir si fiston Thomas a manqué de respect à maman Helvétie au vu et au su des voisins de palier (qui du reste, semble-t-il, s’en fichent un peu).
Seulement voilà, pour être capable de formuler des questions de ce genre sur la scène publique, il faut disposer de compétences critiques en matière de culture que la majorité de nos politiciennes et politiciens fédéraux ne possèdent pas; et il faut aussi être convaincu qu’une politique culturelle ne se résume pas à ouvrir ou fermer le robinet des subventions, mais implique de s’engager pour la reconnaissance de la culture, y compris dans ses inconséquences et ses ratages, comme un facteur indispensable d’oxygénation de la société. Les deux conditions sont au demeurant étroitement liées. C’est bien parce que, en Suisse, la politique culturelle n’est pas prise au sérieux qu’elle se retrouve, s’agissant en tout cas du nerf de la guerre, à la merci de personnes culturellement incompétentes.