Inventai dunque una me stessa che voleva un'aggiunta al mondo J'inventai donc une autre moi-même qui voulait un ajout au monde
Anna Maria Ortese

Silvia Ricci Lempen, écrivaine, scrittrice

J’écris. J’ai écrit, j’écris, j’écrirai. Je raconte des histoires. Je me bagarre avec les idées. J’écrivais, je suis en train d’écrire, j’aurai écrit.
Scrivo. Ho scritto, scrivo, scriverò. Racconto storie. Mi accapiglio con le idee. Scrivevo, sto scrivendo, avrò scritto.

Simone de Beauvoir et la modernité

Exposé présenté le 13 mai 2008 dans le cadre d’une rencontre organisée par le Bureau de l’Egalité de l’Université de Lausanne a l’occasion du centième anniversaire de la naissance de Simone de Beauvoir.

«La femme ‘moderne’ accepte les valeurs masculines», écrit Simone de Beauvoir dans la conclusion du Deuxième Sexe. «Elle se pique de penser, agir, travailler, créer au même titre que les mâles ; au lieu de chercher à les ravaler, elle affirme qu’elle s’égale à eux». De quelle modernité Simone de Beauvoir parle-t-elle dans cette citation, et quel rapport cette modernité a-t-elle avec les «valeurs masculines» évoquées par la philosophe ?

Le passage du «Deuxième sexe» que j’ai placé au centre de mon exposé m’a toujours fascinée de par l’ambiguité inhérente à la notion de modernité.

Dans un premier sens, être moderne, cela signifie être en phase avec son époque. Est moderne celui ou celle qui adhère aux modes de pensée et aux comportements les plus novateurs du  temps où il ou elle vit.  Chaque époque historique a ses anciens et ses modernes, et au fur et à mesure que les époques se succèdent  ce sont d’autres manières d’interpréter le monde et d’autres manières de se comporter qui distinguent les modernes des anciens.

Mais la modernité a aussi un autre sens, qui a à voir avec la subdivision de l’histoire des idées et de l’histoire tout court en périodes distinctes les unes des autres. Cette subdivision a toujours quelque chose d’artificiel, parce qu’à chaque époque coexistent des modes d’appréhension du monde contradictoires, mais elle a une certaine utilité pédagogique. Je me souviens de mon étonnement, quand j’étais écolière, en constatant que le manuel d’«histoire moderne» commençait en 1453, avec la prise de Constaninople par les Turcs,  et se terminait au début de la Première guerre mondiale, alors que les événements du XXe siècle étaient traités dans un autre volume intitulé «histoire contemporaine».

Dans ce deuxième sens, la modernité désigne, non pas les caractéristiques de l’époque présente, qui changent à chaque génération, mais les caractéristiques d’une période déterminée, qualifiée de moderne, et qui garde cette appellation même quand elle devient ancienne dans le premier sens du terme. C’est aussi dans ce deuxième sens que l’on peut opposer à la modernité la postmodernité – une période qui vient après la modernité.
Ce qui complique encore les choses, c’est  que, dans ce deuxième sens, la modernité est une notion très élastique. On peut la faire commencer au seuil de la Renaissance, comme dans mon manuel d’histoire, c’est- à-dire à l’époque où pour la première fois le sujet humain affirme son autonomie face au monde de la transcendance qui régissait l’organisation de la société au Moyen-Age. On peut la faire commencer un peu plus tard, au XVIIe siècle : son début coïncide alors avec l’essor du rationalisme et de la science expérimentale. Ou encore plus tard, au XVIIIe siècle, avec la pensée des Lumières et les droits dits de l’Homme (que l’on tente de reconvertir aujourd’hui en droits humains). On peut considérer qu’elle a atteint son apogée au XIXe siècle, avec l’industrialisation et l’émergence de la société bourgeoise, ou bien seulement dans la première moitié du XXe siècle, avec  la société de consommation de masse et la bureaucratisation. Et d’un autre point de vue, plus spécifiquement culturel, la notion de modernité peut renvoyer à l’époque dite moderniste, au tournant entre le XIXe et le XXe siècle, qui était déjà celle du déclin de certaines valeurs de la première modernité, notamment de la valeur de la rationalité. En fait, l’époque moderniste contient déjà en germe de nombreux éléments de la future postmodernité, une période dont on peut se demander, du reste,  si l’appellation d’hypermodernité ne lui conviendrait pas mieux que celle de postmodernité…. Nous n’allons pas nous lancer aujourd’hui dans une réflexion sur la difficulté de définir la modernité en tant que période historique ; ce petit rappel des embûches inhérentes à toute entreprise de périodisation de l’histoire avait seulement pour but de relever la plurivocité de la notion de modernité.

En quel sens Simone de Beauvoir utilise-t-elle l’adjectif «moderne» dans l’extrait que nous sommes en train d’examiner ? Probablement dans le premier sens. Elle met d’ailleurs le mot entre guillemets, pour bien montrer qu’elle lui donne son sens le plus banal, le plus évident pour tout le monde – être moderne, c’est vivre avec son temps –  même si elle sait parfaitement, en tant que philosophe, que la notion de modernité peut revêtir des significations bien plus complexes. La «femme moderne» dont elle parle ici, c’est la femme d’aujourd’hui (de son aujourd’hui à elle, c’est-à-dire la fin des années quarante), qui rejette l’ordre social du passé, qui se détache de la tradition, qui essaie de vivre d’une manière différente de celle dont ont vécu sa mère et ses aïeules.

Et pourtant, en lisant «Le deuxième sexe», on ne peut qu’être frappé par le fait que  les «valeurs masculines» que «la femme moderne» est censée accepter sont justement des valeurs élaborées lors des différentes phases de la période (élastique) qualifiée de «moderne» par les historiens, une période qui, dans l’«aujourd’hui» de Simone de Beauvoir, était déjà en train d’amorcer son déclin. «Penser, agir, travailler, créer», ce sont les activités que les hommes se sont de tout temps réservés pour eux-mêmes, en en excluant les femmes; désormais, dit SdB, les femmes aussi en revendiquent leur part ; mais tout au long du livre elle nous dépeint ces activités masculines dans des termes  qui font écho, non seulement à ce qu’on pourrait définir comme l’«éternel masculin», mais à un  climat culturel spécifique qui, au seuil des années cinquante, était déjà sur le point de devenir celui du passé qu’il faut dépasser.

Dans la troisième partie du «Deuxième sexe» , intitulée «Mythes», SdB développe l’idée centrale selon laquelle, dans l’ordre patriarcal, l’homme se pose comme l’unique Sujet, le Sujet absolu, et renvoie la  femme au statut de l’Autre, une Autre qui ne se définit que par rapport au Sujet qu’elle n’est pas. Cet ordre patriarcal, dit-elle,  doit être brisé, afin de permettre à la femme d’accéder elle aussi au statut de Sujet.

Mais  quelles sont les caractéristiques de cette subjectivité pleine et entière qui a été jusqu’ici confisquée par les hommes et que SdB souhaite restituer aussi aux femmes ? Lisons par exemple ces quelques lignes tirées du début du premier chapitre de cette troisième partie : «La vie de l’homme n’est jamais plénitude et repos, elle est manque et mouvement, elle est lutte. En face de soi, l’homme rencontre la Nature ; il a prise sur elle, il tente de se l’approprier etc. ». D’après la description que SdB  en fait tout au long de l’ouvrage, le Sujet masculin se caractérise par la conscience de soi, la quête de l’autonomie, la volonté de dominer le monde  et la capacité de s’arracher à l’immanence en transcendant  la contingence – c’est-à-dire, dans le langage existentialiste dont SdB se réclame explicitement, la situation où nous ont placés la nature et les circonstances de la vie. Elle se caractérise aussi par la faculté d’élaborer des savoirs et de penser le monde afin de le comprendre et de le transformer au lieu de s’y laisser engluer. Sur un plan plus sociologique, cette subjectivité forte dont les hommes se sont arrogé la possession exclusive  leur permet et même les enjoint d’investir l’espace public, de travailler pour gagner leur vie sans dépendre de personne et pour produire, non pas seulement des biens et des services, mais aussi des valeurs, par exemple à travers la création artistique. La dimension fondamentale de la subjectivité masculine est celle du projet.

Comme je viens de le dire, cette description recourt aux notions cardinales de l’existentialisme sartrien : la transcendance vs. l’immanence, le projet vs. l’engluement.  Mais par-delà le vocabulaire existentialiste, on la sent entièrement pénétrée par le souffle de la modernité historique, qui a inventé successivement la notion de l’autonomie du sujet humain face à l’ordre divin, la science rationnelle et expérimentale comme moyen d’étudier et de soumettre la nature, les idéaux de l’égalité et de l’universalité, le temps linéaire orienté vers un but et l’idéologie du progrès, la productivité économique comme valeur etc. La dimension du projet, qui d’après SdB caractérise par-dessus tout la subjectivité masculine face à la non-subjectivité féminine, est aussi la dimension par excellence de la modernité, comme le montre par exemple le philosophe et sociologue Zygmunt Bauman dans un essai percutant intitulé «Broken lives, broken strategies». Dans cet  essai, Bauman compare  la temporalité moderne et  la temporalité postmoderne, et pour décrire la temporalité moderne il utilise la métaphore du pèlerinage, qui consiste à poursuivre avec ténacité un objectif éloigné de nous. «C’est la distance, écrit Bauman, qui permet aux projets d’exister».

En lisant, récemment, le gros ouvrage «Castor de guerre»  que Danièle Sallenave a consacré à SdB, je me suis rendu compte à quel point c’est tout l’ horizon mental de l’autrice du «Deuxième sexe», et pas seulement sa réflexion sur les rapports de sexe, qui était imprégné de cette modernité historique que mai ’68 a portée à son point d’incandescence avant d’en provoquer, par bien des aspects,  le retournement en son contraire. Dès la première page, Danièle Sallenave écrit à propos de son héroïne : « Tout ce qu’elle fait, tout ce qu’elle vit, c’est un combat permanent. Contre le temps, contre la contingence, contre soi» ; et par-delà la complexité de cette existence si riche en expériences intimes, intellectuelles et politiques, le fil rouge que l’on sent passer de la première à la dernière des 600 pages du livre, c’est bien celui du projet qui définit le sujet moderne au sens historique du terme, indépendant, constructeur comme le sont les castors, en guerre contre l’inertie des choses, avide d’un avenir à maîtriser.

Il est intéressant, par exemple, de lire les lignes que Danielle Sallenave consacre à la méfiance de SdB à l’égard de la pensée structurale, qui s’installe au cœur de la culture française dans les années 1950-1960. Le mouvement littéraire du Nouveau Roman déconstruit la figure classique du narrateur dominant la narration ;  sur le plan psychanalytique, Lacan remplace le  «Je parle» par le «Ça parle» ; plus généralement, l’on assiste aux prémices de la dissolution du sujet connaissant, pensant et écrivant qui sera par la suite la grande idée de la postmodernité. Rien de tout cela ne peut vraiment plaire à SdB, qui a consacré sa vie à magnifier sa propre subjectivité de penseuse et d’écrivaine. Danielle Sallenave  évoque à son propos un «je» dominateur, engagé dans un projet «démiurgique», elle lui attribue une posture «d’intense affirmation de soi et de la vérité». Cette femme est indubitablement le produit le plus achevé d’une culture dont la postmodernité a marqué, non pas la fin, car les époques historiques se chevauchent toujours les unes les autres,  mais en tout cas le déclin.

Seulement voilà, aux yeux de SdB ces valeurs conquérantes de la modernité se confondent  avec les valeurs  qui ont régi de tout temps, estime-t-elle, l’univers masculin. Dans les «Mémoires d’une jeune fille rangée», SdB raconte comment, déjà pendant son enfance, et bien avant d’avoir rencontré Sartre, elle a décidé de placer son existence à l’enseigne du projet et de la réalisation volontaire  de son propre moi ; et dès cette époque cette ambition se développe à partir de l’horreur d’un mode de vie voué  à la passivité et à la répétition qu’elle identifie avec celui des femmes.  «Chaque jour le déjeuner, le dîner, chaque jour la vaisselle , ces heures indéfiniment recommencées et qui ne mènent nulle part : vivrais-je ainsi ?» La réponse est non, et ce non est d’emblée à la fois un choix existentiel et philosophique dicté par l’adhésion au culte moderne de la souveraineté du sujet agissant et un rejet sans appel de ce que le patriarcat a immémorialement fait du féminin. Il n’y a dès lors rien d’étonnant à ce que, lorsqu’elle décide de théoriser la condition des femmes, dans le livre qui deviendra «Le deuxième sexe», elle utilise comme grille d’analyse l’opposition entre un  Sujet à la fois souverain et masculin et un Autre féminin qu’elle semble grever de toutes les tares de la pré-modernité.

En lisant le «Deuxième sexe», on perçoit très fortement que le  dégoût de son autrice pour  l’univers symbolique dans lequel les femmes ont été enfermées par le patriarcat va de pair  avec son adhésion intime à une pensée dualiste de la maîtrise et de la distinction.  Par exemple, «Le corps des femmes, écrit-elle, n’est pas saisi comme le rayonnement d’une subjectivité, mais comme une chose empâtée dans son immanence».Cette expression terrible  est un cri de révolte contre l’enfermement des femmes dans ce que SdB appelle à un autre endroit «l’éternel présent inutile et sans espoir» des femmes, contre leur assignation à la reproduction plutôt qu’à la production ; mais elle  rejoint aussi la hantise sartrienne de l’organique, perçu comme la contingence absolue dans laquelle la conscience s’enlise, et plus généralement  l’exigence éminemment moderne de séparer le sujet pensant du monde  qu’il se donne pour tâche de penser, le mouvement de la modernité historique vers la domination de la nature et de soi-même.

Il y a quelque chose de caricatural à affirmer, comme l’ont fait certains penseurs, hommes et femmes, de la mouvance post-structuraliste, que la modernité a développé une appréhension binaire du monde, où le noir pouvait être clairement distingué du blanc, le mal du bien et le faux du vrai. Les choses sont bien plus compliquées que cela. Toutefois, il est certain que la notion de vérité a acquis un statut privilégié dans le cadre de la pensée moderne, qu’il s’agisse de la vérité des choses, atteignable à travers l’étude rationnelle et expérimentale de la nature, ou de la vérité du sujet lui-même, qui repose sur sa capacité d’auto-définition. L’existentialisme sartrien, sur lequel SdB s’appuie,  envisage cette auto-définition comme un processus d’auto-construction et non pas comme la découverte d’une vérité pré-établie de l’être; c’est ce que signifie la fameuse phrase selon laquelle l’existence précède l’essence. Toutefois, la morale existentialiste reste moderne dans la mesure où elle attribue au sujet la capacité de définir sa propre vérité,  et de ce point de vue  il n’est pas anodin de constater que la caractéristique majeure attribuée par SdB à la non-subjectivité des femmes est justement celle de l’ambivalence comme incapacité à se donner à soi-même son propre sens. En tant qu’elle est toujours l’Autre du Sujet masculin, la femme est tributaire de projections diverses et contradictoires – elle est ange et démon, maman et putain, bienfaisante et malfaisante etc. D’où le mythe du «mystère féminin», qui ne désigne en fait, nous dit SdB, que le statut d’une éternelle altérité.   Passivité, réceptivité, dépendance, insignifiance, variabilité, irresponsabilité, sont à ses yeux à la fois les tares de «l’éternel féminin» et les antonymes des valeurs modernes, dans le sens historique du terme, dans lesquelles implicitement elle se reconnaît.

SdB était certainement consciente du fait que le développement de ces valeurs n’a été possible que dans le contexte d’une société patriarcale, et que ce n’est pas par hasard que les femmes en ont été historiquement exclues. Dans un petit livre qu’elle vient de publier, intitulé «Le privilège de Simone de Beauvoir», la philosophe Geneviève Fraisse cite une phrase de SdB qui en dit long sur sa lucidité à ce sujet : «La dévaluation de la féminité a été une étape nécessaire de l’évolution humaine». Citation que l’on pourrait paraphraser ainsi, d’après Geneviève Fraisse : «L’oppression des femmes a permis la civilisation». Mais en incitant ses contemporaines à accepter  «les valeurs masculines», SdB ne nous aide pas vraiment à penser la contradiction entre l’adhésion à ces valeurs dites masculines et la conscience du fait que l’oppression des femmes fait partie intégrante de leur définition.

Soixante ans ont passé depuis la parution du «Deuxième sexe». Les deux sens de la modernité dont parlait SdB se sont désormais inexorablement écartés l’un de l’autre. Aujourd’hui, être moderne au sens de vivre avec son temps signifie adhérer à une constellation de valeurs qui n’est plus celle de la modernité au sens de la période historique dont SdB se sentait pleinement l’héritière, mais bien celle d’une période qui se définit comme postmoderne, comme venant après la modernité. Le féminisme d’aujourd’hui a pour tâche de penser l’historicité des valeurs masculines que SdB proposait aux femmes de son temps comme idéal. Il a aussi pour tâche de réinventer, en termes contemporains et anti-patriarcaux, la dimension du projet.