Inventai dunque una me stessa che voleva un'aggiunta al mondo J'inventai donc une autre moi-même qui voulait un ajout au monde
Anna Maria Ortese

Silvia Ricci Lempen, écrivaine, scrittrice

J’écris. J’ai écrit, j’écris, j’écrirai. Je raconte des histoires. Je me bagarre avec les idées. J’écrivais, je suis en train d’écrire, j’aurai écrit.
Scrivo. Ho scritto, scrivo, scriverò. Racconto storie. Mi accapiglio con le idee. Scrivevo, sto scrivendo, avrò scritto.

L’image du pouvoir reste associée au masculin

Opinion parue dans «Le Temps» du 7 février 2011, dans le cadre du dossier consacré aux 40 ans du droit de vote des femmes

En vue des prochaines élections fédérales, les partis se démènent pour mettre sur leurs listes des personnalités «de la société civile», des gens ayant fait la preuve de leur charisme, de leur rayonnement et de leur leadership ailleurs que dans le champ confiné de la politique. Les socialistes pourront compter sur des poids lourds tels que Martina Killias, la célèbre criminologue, ou Jacotte de Haller, la présidente pugnace des médecins suisses.

Chez les radicaux-libéraux, il y a pléthore de stars: Pierrine Keller, directrice adulée de l’Ecole d’art cantonale vaudoise, Thierrinette Carrel, la chirurgienne cardiaque qui a sauvé la vie à Hans Rudolf Merz, ou encore la vibrionnante journaliste Fatima Derder. Quant au PDC, il espère bien mettre la main sur Claudine Béglé, la très médiatisée ex-présidente de la Poste.

Ironie mal placée, rétorquera-t-on, dans un pays où le parlement se féminise gentiment, et où une vraie Micheline, une vraie Simonetta, une vraie Doris et une vraie Eveline sont actuellement majoritaires au Conseil fédéral. Seulement voilà, les chiffres ne disent pas tout sur l’état de la question du sexe du pouvoir. Les chiffres évoluent, tant bien que mal (au Conseil des Etats les femmes piétinent à 20%), mais l’imaginaire est beaucoup plus lent à la manœuvre, or c’est lui qui commande les choix informels, la légitimation réciproque entre pairs, l’attribution tacite de l’influence et du prestige. Et dans l’imaginaire des chefs de partis, d’une bonne partie de l’opinion et des principaux intéressés, rien ne vaut, encore et toujours, le bon vieux mâle alpha.

Ce n’est qu’un petit exemple, fourni par l’actualité, d’une réalité que personne n’a envie de regarder en face, dans notre actuel climat candidement égalitaire: à savoir que, malgré les progrès statistiques, la symbolique du pouvoir reste associée au masculin. Rien d’étonnant à cela, car l’exclusion des femmes – formellement corrigée par l’accès au droit de vote – fait partie du programme de base de nos «démocraties».

En 1935, en réponse à l’une des nombreuses tentatives des militantes suffragistes pour faire reconnaître les femmes comme citoyennes à part entière, le Conseil d’Etat français dévoila le pot aux roses. Il est vrai, reconnut-il dans un arrêt, qu’aucune loi n’interdit explicitement aux femmes de voter. Tout simplement, expliqua avec une désarmante sincérité l’auguste instance, «le législateur n’avait pas pensé aux femmes».

Ne pas penser à la moitié de la population quand on instaure le soi-disant «suffrage universel», il faut le faire, et pourtant c’est ce qui s’est fait le plus naturellement du monde dans toutes nos «démocraties» occidentales, y compris en Suisse. «Tous les Suisses sont égaux devant la loi», stipulait déjà la Constitution de 1848. Que cette égalité ne concernait pas les femmes était sous-entendu et tellement évident que le premier travail des suffragistes a été de faire admettre qu’on pouvait en discuter.

Les régimes politiques modernes instaurés au XIXe siècle, dont les nôtres sont les héritiers directs, étaient fondés sur une division rigide des rôles sexuels – dictée, estimait-on, par la nature: aux hommes la sphère publique, aux femmes la sphère privée (sous l’autorité d’un père ou d’un mari). Le confinement des femmes dans la sphère privée était une condition indispensable pour que les hommes puissent jouer leur rôle de citoyens. Qui préparera le repas du dimanche si Madame et Monsieur vont tous les deux au local de vote? se demandait sans rire, encore en 1945, un politicien conservateur schwyzois. Par-delà le grotesque de l’anecdote, cet argument renvoie à l’idée beaucoup plus générale, désormais démontrée par les théoriciennes féministes, que la non-citoyenneté de principe des femmes n’était nullement un défaut du système, mais bien ce qui permettait au système de fonctionner.

Que s’est-il passé quand les femmes ont accédé aux droits civiques? A-t-on pris conscience qu’il fallait refondre le système, faire éclater la division des rôles sexuels? Déboulonner le privilège des hommes leur permettant de se défausser sur l’autre sexe de tout un pan de l’existence humaine? Bref, bouleverser radicalement les règles du jeu social? Bien sûr que non, on a fait semblant de croire que tout pourrait continuer comme avant, avec simplement le double de citoyens. Certains partis ont pris des mesures stratégiques – telles que des listes paritaires ou séparées par sexe – pour améliorer les chances des femmes d’être élues. Mais on attend toujours la critique d’un ordre «démocratique» historiquement basé sur l’imposture d’une rassurante «complémentarité».

Alors, oui, les femmes progressent en politique, et il arrive même qu’on reconnaisse leurs mérites. Mais chaque fois que l’inconscient collectif se lâche – comme quand les partis partent à la pêche hors du sérail, ou que les médias cherchent des têtes pensantes pour disserter sur l’avenir du pays – ce qui resurgit, ce sont les représentations du temps où il allait de soi de les oublier.