Inventai dunque una me stessa che voleva un'aggiunta al mondo J'inventai donc une autre moi-même qui voulait un ajout au monde
Anna Maria Ortese

Silvia Ricci Lempen, écrivaine, scrittrice

J’écris. J’ai écrit, j’écris, j’écrirai. Je raconte des histoires. Je me bagarre avec les idées. J’écrivais, je suis en train d’écrire, j’aurai écrit.
Scrivo. Ho scritto, scrivo, scriverò. Racconto storie. Mi accapiglio con le idee. Scrivevo, sto scrivendo, avrò scritto.

Ulrich, Agathe et le DFJP

Publié sur ce site le 23 avril 2011

Ces dernières semaines, j’ai été obligée, comme tout le monde, d’essayer de me faire une opinion sur un sujet auquel je n’avais jusque-là guère réfléchi : faut-il dépénaliser l’inceste entre adultes consentants, comme le préconise un projet du Département fédéral de justice et police (DFJP)? Autant l’avouer tout de suite, je ne sais toujours pas ce que je voterais si par malheur je devais me prononcer sur la question. Je sais très bien ce que je pense de l’abus sexuel, en particulier le pire de tous, celui commis par un parent (bien plus souvent un père qu’une mère) sur son enfant. En revanche, je ne suis pas sûre que tout inceste implique un abus, ni que, dans le cas d’un inceste sans abus, le problème, qui est anthropologique, psychanalytique et moral, relève aussi du droit.

Le ping-pong des argumentations contradictoires n’a fait que m’enfoncer dans une perplexité à laquelle il me paraît sage de ne pas consacrer une ligne de plus. Il a produit, en revanche, un effet collatéral inattendu qui me semble mériter une mention en ce 23 avril, Journée mondiale du livre : il m’a poussée à prendre en mains un volume qui s’empoussiérait sur une pile en attendant son heure – laquelle semblait ne devoir jamais venir – et à me mettre à le lire avec ardeur. Voici l’histoire, qui tend à prouver que tous les chemins mènent aux livres, à condition d’être d’accord de n’arriver nulle part.

Il y a environ deux ans, un ami m’avait encouragée à relire L’Homme sans qualités de Robert Musil, monstre littéraire de quelque deux mille pages, dans la magnifique traduction de Philippe Jaccottet. Il m’avait prêté le premier des deux volumes, où il est question d’Ulrich, jeune homme trop brillant pour se déterminer en faveur d’une idéologie ou d’un quelconque rôle social dans l’atmosphère creuse et crépusculaire de l’empire austro-hongrois en 1914 (pour plus de détails, voir les 44.300.000 résultats proposés par Google sur le sujet). J’avais compris un peu plus de choses que quand j’avais vingt ans, j’avais eu aussi un peu plus de plaisir, mais dans l’ensemble le bonheur de lecture n’avait pas plus été au rendez-vous qu’autrefois. «Tu veux le deuxième volume ?» «Euh, oui, peut-être… si tu n’es pas pressé de le récupérer !»

Il séchait donc sur pied sur mon étagère, ce deuxième volume, quand tout à coup, à la faveur du débat lancé par le DFJP, a émergé un lointain souvenir, une conversation de mes années d’étudiante à propos du roman de Musil. J’avais dit à un ami (un autre – que ferait-on sans les ami-e-s !) avoir détesté le personnage d’Ulrich, qui était la quintessence du non-engagement – c’était une époque où l’engagement avait meilleure presse qu’aujourd’hui. Il m’avait répondu que, cependant, Ulrich, à sa manière, s’était engagé plus que personne, puisqu’il avait pris sur lui, en vivant une passion amoureuse avec sa sœur Agathe, de transgresser un tabou effrayant. Ça, me suis-je dit quand les mots de cet ami, auxquels je n’avais plus jamais repensé, sont revenus incongrûment se mêler à mes cogitations de citoyenne – ça, ça doit être dans le deuxième volume….

C’est dans le deuxième volume, et ça ne ressemble à rien qui pourrait être tranché par la loi. Le passage à l’acte est tardif et même incertain, compte tenu du fait que le chapitre où il se produit n’est pas de ceux publiés du vivant de l’auteur. Sur des centaines de pages, ce qui nous est montré, c’est le fantasme lancinant de la gémellité entre deux êtres d’âge et de sexe différents, dont la similarité génétique érotise la quête d’identité. A travers cette sœur, ce frère, qui lui est plus proche que n’importe quel autre individu, chacun-e cherche à combler sa vacuité existentielle. L’asymétrie excitante de cette spécularité est alimentée par l’inégalité sociale du «féminin» et du «masculin» de l’époque. L’interdit moral et la faillite de la fusion s’entremêlent pour créer le désespoir.

Où je veux en venir ? Absolument nulle part, je l’ai dit quelques lignes plus haut. Si ce n’est à bénir les livres et la littérature, qui répondent obstinément à côté des questions que nous pose la société.