Inventai dunque una me stessa che voleva un'aggiunta al mondo J'inventai donc une autre moi-même qui voulait un ajout au monde
Anna Maria Ortese

Silvia Ricci Lempen, écrivaine, scrittrice

J’écris. J’ai écrit, j’écris, j’écrirai. Je raconte des histoires. Je me bagarre avec les idées. J’écrivais, je suis en train d’écrire, j’aurai écrit.
Scrivo. Ho scritto, scrivo, scriverò. Racconto storie. Mi accapiglio con le idee. Scrivevo, sto scrivendo, avrò scritto.

L’affaire Bertrand Cantat, une vraie tragédie grecque

Opinion parue dans Le Temps, 18  mai 2011

Au début des Misérables de Victor Hugo, Jean Valjean, arrivant à pied à la nuit tombante dans la bonne ville de Digne, ne trouve ni à se loger ni à manger. Il a pourtant un peu d’argent en poche, mais son passeport jaune le dénonce comme un ancien forçat, et aucune auberge ni aucun particulier (sauf – on connaît la suite – le bon évêque Myriel) ne veut accueillir et nourrir ce réprouvé. Peu importe qu’il ait purgé sa peine, dix-neuf ans de bagne (ce qui fait cher la miette pour le vol d’une miche de pain): la société ne se contente pas qu’on lui paye sa dette, elle stigmatise à perpétuité le condamné.

Toutes choses étant inégales par ailleurs (l’époque, le système social, les règles du droit, la nature du crime et le profil du criminel), on peut se demander si, avec l’affaire Bertrand Cantat, nous n’assistons pas à une injustice du même type. Ici il n’est pas question de gîte et de couvert, mais de la possibilité concrète d’exercer une activité qui est la raison de vivre de l’ex-prisonnier. A Ottawa, à Montréal, à Barcelone, en Avignon, l’ancien chanteur de Noir Désir ne pourra pas se produire sur scène; et à Genève, où il participera bel et bien, sauf retournement de situation, à un spectacle de la Comédie, l’annonce de sa venue provoque la tempête. Un homme doit-il subir encore et encore, en plus des remords, les conséquences d’un acte dont la justice, désormais, le tient quitte ?

Malheureusement pour Bertrand Cantat, qui n’est pas Jean Valjean mais un artiste au fait de la tragédie grecque, dans son cas la réponse est oui. Deux fois oui.
D’abord, parce qu’exercer un métier du spectacle, ce qu’il persiste apparemment à vouloir faire, c’est réactiver en permanence la mémoire des turpitudes passées. La mémoire de ce qu’a fait celui qui monte sur scène, se donne à voir, capte la lumière des projecteurs. Regardez-moi, écoutez-moi, pensez à moi, applaudissez-moi! Le narcissisme est consubstantiel à l’acteur, au chanteur, mais incompatible, justement, avec le droit à l’oubli. Il faut se faire petit si on veut faire oublier son crime, et surtout pas se mettre en représentation.

Cantat a clairement fait le choix inverse. Il veut continuer à faire son métier préféré, se produire en public, attirer l’attention. C’est son problème. Mais alors, il n’a qu’à s’en prendre à lui-même – ou au metteur en scène qui le pousse sur cette voie – si l’opprobre social grandit au lieu de s’estomper.

Et puis, il y a le type de crime qu’il a commis. Dans un texte paru dans Le Temps du 18 avril dernier, l’avocate Marie Dosé imputait la «mise au pilori» de Bertrand Cantat à la «dictature de l’émotion» imposée par les proches de la victime. C’est fort possible, mais cette émotion n’aurait pas eu un tel écho dans l’opinion si elle ne coïncidait pas avec une prise de conscience quant à la vraie nature du meurtre de Vilnius: un de ces meurtres qu’on appelait autrefois «passionnels», dont on commence à savoir aujourd’hui qu’ils sont le pur produit de la domination masculine, d’un système où les hommes, consciemment ou pas, s’arrogent un droit de vie et de mort sur les femmes.

Pendant des millénaires, les hommes (les mâles) ont impunément battu et tué les femmes. Encore aujourd’hui, la violence domestique sévit partout sur la planète et dans tous les milieux. En France, une femme est tuée tous les quatre jours par son conjoint. Mais la tolérance diminue et on commence à se douter qu’il y a autre chose que des «pulsions irrépressibles» qui entre en jeu dans la violence masculine. Si émotion il y a autour de l’affaire Cantat, c’est aussi parce qu’elle est emblématique, du fait de la célébrité des personnages, d’un type de rapports de pouvoir entre les sexes qui, désormais, pose question à la société. Et si Cantat est destiné à payer son crime bien au-delà de ses années de prison, c’est parce qu’il paye aussi, symboliquement, des millions de crimes similaires restés impunis.

Est-ce que c’est injuste? Quel que soit l’acte qu’on a commis, il y a toujours quelque chose d’injuste à devenir une victime expiatoire. Mais cette injustice-là n’est pas de celles que la justice humaine peut réparer. Elle est plutôt de celles qui font, cruellement, avancer l’histoire – en l’occurrence l’histoire des relations entre hommes et femmes. Toutes proportions gardées, c’est comme l’exécution de Louis XVI, qui n’a rien fait de pire que les Louis précédents: elle a fait avancer l’histoire de la démocratie.
Cantat veut se produire dans une tragédie grecque qui parle de l’être humain confronté à son destin. Sa tragédie à lui, c’est de s’être persuadé qu’il peut récupérer sa dignité perdue en jouant un petit rôle qui lui donne le beau rôle: chercher à donner sur scène un sens à son méfait. Alors que, hélas pour lui, la seule issue digne et décente serait de se tenir coi, de disparaître de la scène, de renoncer à ce désir propre à tous les artistes: communiquer avec le public et faire parler de soi.