Inventai dunque una me stessa che voleva un'aggiunta al mondo J'inventai donc une autre moi-même qui voulait un ajout au monde
Anna Maria Ortese

Silvia Ricci Lempen, écrivaine, scrittrice

J’écris. J’ai écrit, j’écris, j’écrirai. Je raconte des histoires. Je me bagarre avec les idées. J’écrivais, je suis en train d’écrire, j’aurai écrit.
Scrivo. Ho scritto, scrivo, scriverò. Racconto storie. Mi accapiglio con le idee. Scrivevo, sto scrivendo, avrò scritto.

A la gare routière avec Alice Munro

Publié sur ce site le 10 octobre 2013

Ce texte a paru (en traduction anglaise) dans l’ouvrage collectif Exercices in Translation. Swiss-British Cultural Interchange. Joy Charnley and Malcolm Pender (eds.), Peter Lang, 2006. Il fait partie d’une contribution inspirée par un séjour d’écrivaine en résidence à l’Université de Bangor (Pays de Galles) que j’ai effectué en octobre 2004 dans le cadre d’un programme de Présence Suisse UK. Le programme prévoyait une tournée de conférences dans différentes villes du Royaume Uni, dont Belfast. Je le dédie à l’immense écrivaine qu’est Alice Munro en ce jour où l’on vient d’apprendre qu’elle est la lauréate 2013 du prix Nobel de littérature.

 

Belfast, jeudi 28 octobre

La première nouvelle du recueil Open Secrets d’Alice Munro (Vintage, 1995), intitulée «Carried Away», raconte l’histoire de Louisa, bibliothécaire municipale dans la petite ville (fictive) de Carstairs, dans la province canadienne de l’Ontario. Un jour de février 1917, Louisa reçoit une lettre d’un de ses concitoyens, un jeune homme dont elle n’a aucun souvenir, qui affirme avoir été un usager assidu de la bibliothèque avant d’être envoyé en Europe comme soldat. Jack se trouve maintenant dans un hôpital de campagne et il repense à cette jeune femme dont il ne connaît même pas le nom (la lettre est adressée à «la bibliothécaire de Carstairs») et avec laquelle il n’a jamais parlé. Commence alors une correspondance de plus en plus en plus intime. Cependant, à la fin de la guerre, lorsque Jack revient à Carstairs, il ne cherche pas à rencontrer Louisa, et celle-ci apprend par le journal local qu’il s’est marié avec une autre. Il mourra d’un accident de travail, quelques années plus tard, sans que Louisa l’ait jamais vu en face…

J’ai acheté ce livre à Oxford la semaine dernière, mais comme j’étais en train d’en lire un autre je ne l’ai commencé qu’ à l’aéroport de Liverpool, en attendant mon vol Easyjet pour Belfast. C’est le genre de livre qui ouvre de petites valves sur chaque millimètre carré de la peau de mon corps, à travers lesquelles, tout d’un coup, je me mets à respirer d’une manière différente – profonde, totale. Rien que de penser qu’il y a quelqu’un qui a pu écrire un livre pareil, je me dis qu’il est juste de tout endurer – le corps-à-corps avec la langue, le sentiment de solitude, les bisbilles éditoriales, la malignité des critiques – pour le privilège de tenter d’écrire de la littérature. Depuis mon arrivée, toutefois, j’ai très peu avancé, car j’ai été requise à Belfast par mille activités, académiques, gastronomiques et bien sûr jardinbotaniques.

 

Hier, dans l’après-midi, j’avais deux heures de battement, que j’aurais bien aimé passer avec Alice Munro, mais en rentrant à mon hôtel après le lunch j’ai constaté que ma chambre n’était pas encore faite. Mon entretien à ce sujet avec la réceptionniste n’a été ni bref ni parfaitement limpide, ma compréhension de l’anglais de Belfast étant sujette à ce que, dans le domaine pharmaceutique, on désigne sous le nom d’«effet retard». Quoi qu’il en soit, on m’a conduite dans un petit salon où on m’a priée d’attendre un temps indéterminé. Malheureusement je n’avais pas Open Secrets avec moi, et je n’ai pas osé remonter le chercher, pour ne pas avoir l’air de mettre la pression sur une travailleuse manuelle, la femme de chambre, qui avait certainement plus besoin que moi d’une pause.

Dans ce petit salon à l’atmosphère confinée et aux fauteuils recouverts de housses vertes à volants, j’ai avisé une étagère garnie d’ouvrages classiques. J’en ai pris un, une édition ancienne du premier recueil publié de Keats, dont les poèmes m’ont semblé si difficiles d’accès que j’ai opté, sans gloire, pour la préface. J’ai ainsi appris que, lors de sa sortie en 1817, l’ouvrage avait reçu un si mauvais accueil que certains de ses rares acheteurs l’avaient rapporté au libraire, en exigeant qu’on leur rembourse le prix. Dans une lettre adressée au frère de Keats, les éditeurs écrivaient, pratiquant avec une suprême élégance l’art de l’understatement : We regret that your brother even requested us to publish his book, or that our opinion of his talent should have led us to acquiesce in undertaking it.

Les Britanniques ont l’understatement, les Suisses ont la Schadenfreude, dont l’utilité n’est plus à démontrer lorsqu’il s’agit, par exemple, de se consoler du succès trop modeste de ses propres écrits. Mais je peux affirmer avec une certaine satisfaction que le récit de l’échec de Keats n’a suscité en moi qu’une allégresse superficielle et n’a nullement modifié l’ampleur de ma respiration.

Je suis assise sur un banc extérieur de l’Europa Bus Station de Belfast, en face de l’emplacement réservé à la ligne pour l’aéroport, et je continue à lire la nouvelle «Carried Away.» A tout moment des bus arrivent sur l’esplanade, manœuvrent, se garent, font le plein de passagers et repartent vers différentes destinations dont les noms me sont tous parfaitement inconnus, sauf Londonderry, à cause des violences religieuses. J’ai passé ici un peu moins de deux jours et je n’ai rien appris de ce bout d’île. Les gens sont comme partout, habillés de vestes bon marché, ils mangent des sandwiches cresson fromage blanc mayonnaise, ils portent des sacs en plastique, ils ont l’air fatigué. Peut-être que la femme de chambre de l’hôtel est arrivée ici ce matin au lever du jour, et qu’en ce moment elle est dans un bus qui la ramène chez elle, à Castlereagh, à Portadown ou à Ballymena.

Mais c’est bizarre, dans la nouvelle que je suis en train de lire il y a aussi une histoire de station d’autobus, dans une ville à une centaine de kilomètres de Carstairs, une station où Louisa, qui est désormais une veuve âgée, attend le bus de 18 heures pour rentrer chez elle, après une visite médicale, une chaude après-midi d’été. Nous sommes maintenant au milieu des années 1950. Dans la vie de Louisa il s’est passé différentes choses, et en même temps rien de vraiment remarquable, exception faite pour ce Jack mort et pas mort, puisque pour elle il n’a jamais été vraiment vivant – «a normal life», dit-elle à l’homme qui s’est assis à côté d’elle, sur l’une des vieilles chaises de fortune de la station, car il s’agit en fait d’une station provisoire, pas celle dont Louisa a l’habitude, qui est en travaux : un endroit suspendu entre le passé et le présent, entre l’étrange et la réalité. «I don’t recognize you», a dit d’abord Louisa à l’homme, quand celui-ci lui a adressé la parole. Et lui: «Well, no. I guess not. Of course, you wouldn’t.»

Voici le bus pour l’aéroport, on s’agite alentour. Je monte dedans machinalement, en pensant à autre chose – à la rencontre fantasmatique, retardée de plus de trente ans ans, de Louisa et de Jack, qui porte une chemise jaune et n’a pas du tout l’air d’être le fantôme d’un mort. Ça peut arriver dans toutes les stations d’autobus du monde, il suffit qu’il y ait là quelqu’un pour l’inventer.