Inventai dunque una me stessa che voleva un'aggiunta al mondo J'inventai donc une autre moi-même qui voulait un ajout au monde
Anna Maria Ortese

Silvia Ricci Lempen, écrivaine, scrittrice

J’écris. J’ai écrit, j’écris, j’écrirai. Je raconte des histoires. Je me bagarre avec les idées. J’écrivais, je suis en train d’écrire, j’aurai écrit.
Scrivo. Ho scritto, scrivo, scriverò. Racconto storie. Mi accapiglio con le idee. Scrivevo, sto scrivendo, avrò scritto.

Les mystères de Cannes

Lettre de lectrice parue dans Le Temps du 27 mai 2015

Ce texte réagit à un éditorial du Temps portant notamment sur l’insuffisante présence des réalisatrices au Festival de Cannes.

Le Festival de Cannes devrait «aimer les femmes pour leur mystère, non pour des raisons de quota ou d’escarpins», affirme Antoine Duplan en conclusion de son éditorial des 23, 24 et 25 mai. Brillante formule, digne de son auteur, dont le grand talent n’est plus à démontrer. Mais…et les hommes, alors ? Est-ce que ce n’est pas, aussi, pour leur mystère qu’on les aime ? Un homme sans mystère, croyez-en ma modeste expérience, devient vite ennuyeux comme un horaire des CFF. Ce qui titille, dans un être humain (femme, homme, ni l’un ni l’autre ou les deux en même temps), ce qui donne envie de le fréquenter, de lui faire une place dans notre monde réel ou imaginaire, c’est son ambivalence, son opacité, sa réticence à livrer benoîtement tous ses secrets.

Or donc, pourquoi le Festival de Cannes devrait-il se montrer sensible exclusivement à ce qu’ont de mystérieux ces êtres qu’on appelle «les femmes» ? Eh bien, semble suggérer Antoine Duplan, parce que le mystère, c’est leur affaire, aux femmes, sous la forme du fameux «éternel féminin» qui squatte depuis des siècles la culture occidentale. Pour Goethe il «nous élève» et pour Brassens il «nous emmerde», mais ce qu’il y a de sûr c’est que ce «nous» désigne, non pas l’humanité, mais ceux de ses représentants qui ont eu le culot, depuis que le monde est monde, de s’autoproclamer sujets universels. Exquisement déroutés, délicieusement tétanisés par l’âme mystérieuse de ces humains d’une autre espèce, mamans et putains, anges et démons, belles dehors laides dedans (ou l’inverse), dévouées et traîtresses, intuitives et stupides, n’en jetez plus, relisez plutôt Simone de Beauvoir.

Serait-ce que, quelque part dans l’inconscient de l’éditorialiste, le Festival de Cannes est une entité masculine, pour qui «les femmes» sont des «autres» qu’on ne peut aimer qu’en tant qu’elles possèdent une autre essence que soi ? Mais le Festival de Cannes n’est pas censé être un amoureux hétérosexuel, c’est censé être un lieu de culture où tout individu, quel que soit son sexe, a le droit d’être producteur et consommateur de mystère, d’ambigüité, d’incertitude sémantique, ces carburants pour le coup vraiment universels de la magie cinématographique.