Inventai dunque una me stessa che voleva un'aggiunta al mondo J'inventai donc une autre moi-même qui voulait un ajout au monde
Anna Maria Ortese

Silvia Ricci Lempen, écrivaine, scrittrice

J’écris. J’ai écrit, j’écris, j’écrirai. Je raconte des histoires. Je me bagarre avec les idées. J’écrivais, je suis en train d’écrire, j’aurai écrit.
Scrivo. Ho scritto, scrivo, scriverò. Racconto storie. Mi accapiglio con le idee. Scrivevo, sto scrivendo, avrò scritto.

Anciens régimes

Femmes Suisses, février 1985

La bataille entre les partisans et les adversaires du nouveau droit matrimonial, écrivait Olivier Delacrétaz, président de la Ligue vaudoise, dans le numéro du 27 octobre 1984 de «La Nation», «n’est qu’un des épisodes, mais peut-être le plus important, de la guerre sans merci que se livrent depuis 1789 deux ennemis mortels : l’idéologie de l’individualisme égalitariste et la nature communautaire de l’être humain».

Bien que tendancieusement exprimé, le propos vise juste. Il est certes abusif de reprocher à un seul des adversaires en présence son inspiration idéologique et une sympathie excessive pour les «-ismes» à tiroirs, tout en parant l’autre des saines vertus de la conformité à l’ordre naturel : tant il est vrai que ce dernier n’est qu’un synonyme de l’ordre établi ; et que le traditionnalisme, le corporatisme et autres intégrismes ne poussent pas à l’état sauvage dans les prés, mais se vendent et s’achètent, comme tout autre artefact intellectuel, sur le marché du prêt-à-penser.

Cela étant dit, Olivier Delacrétaz a raison de replacer le débat sur le droit matrimonial dans son vrai contexte, qui déborde largement la simple problématique de l’adaptation de la loi aux mœurs. Il s’agit ici bel et bien d’un choix fondamental de philosophie politique, que la référence à l’Ancien Régime (celui d’avant la Révolution Française) illustre à merveille.

De ce point de vue, la question de l’émancipation de l’épouse au sein de la famille que nous, féministes, considérons à juste titre comme prioritaire, n’est, en fait, qu’un aspect de la question beaucoup plus vaste de l’émancipation de la personne humaine au sein de la collectivité, question qui concerne les hommes aussi bien que les femmes.

«Par communauté, continue Olivier Delacrétaz, on entend un groupe humain organique, c’est-à-dire formant un tout vivant, dont les diverses fonctions sont harmonisées par un principe d’autorité.» La caractéristique principale d’un tel groupe, telle qu’on peut la déduire  de la suite de l’article comme d’autres écrits du même auteur (notamment de sa contribution sur le sujet au numéro 101 des Cahiers de la Renaissance vaudoise, daté de 1980) consiste en ceci, que les intérêts de l’ensemble priment sur ceux des parties au point que le premier devient la raison d’être des seconds.

Ainsi s’expliquent la glorification de l’inégalité entre les membres du couple et la nécessité du maintien de la notion de chef de l’union conjugale, qui consituent les deux piliers de la conception défendue par M. Delacrétaz. A partri du moment, en effet, où l’on considère que le bon fonctionnement de la communauté matrimoniale constitue la finalité suprême du mariage, au détriment de la satisfaction individuelle des époux, la répartition fixe et inégalitaire des fonctions  qui en assurent la survie et la prospérité apparaît comme la solution idéale , dans la mesure où elle est incontestablement un facteur d’efficacité. Les risques de retrouver la vaisselle du souper non lavée le lendemain ne sont-ils pas moindres si cette tâche a été attribuée à la mère de famille une fois pour toutes ?

Sans doute, le fait que le chef de famille soit, comme par hasard, le mâle de la situation n’est pas étranger à l’enthousiasme de M. Delacrétaz et de ses amis pour ce genre de structure oppressive et discriminatrice. Mais ne faisons pas l’erreur de croire que les opposants au nouveau droit matrimonial ne sont tous que de braves conservateurs, un peu effrayés à l’idée de perdre leurs prérogatives, mais susceptibles de changer d’avis avec le temps. Certains d’entre eux, en tout cas, comme celui que nous venons de citer abondamment, fondent leur opposition sur un rejet net et avoué de l’une des principales conquêtes de la démocratie moderne : le droit de l’individu à valoir d’abord par et pour lui-même, et seulement ensuite par et pour la communauté (familiale ou étatique) dont il fait partie ; et corollairement, la conception de cette communauté comme une émanation de l’accrord entre ces individus libres et responsables, et non comme une totalité supérieure qui leur impartirait sa norme.

C’est aussi contre cette forme pernicieuse de passéisme politique que l’aboutissement du référendum contre le nouveau droit matrimonial doit nous engager à nous battre.