Inventai dunque una me stessa che voleva un'aggiunta al mondo J'inventai donc une autre moi-même qui voulait un ajout au monde
Anna Maria Ortese

Silvia Ricci Lempen, écrivaine, scrittrice

J’écris. J’ai écrit, j’écris, j’écrirai. Je raconte des histoires. Je me bagarre avec les idées. J’écrivais, je suis en train d’écrire, j’aurai écrit.
Scrivo. Ho scritto, scrivo, scriverò. Racconto storie. Mi accapiglio con le idee. Scrivevo, sto scrivendo, avrò scritto.

Un Homme tragique

L’Aire, 1991. Prix Michel-Dentan 1992

Cet ouvrage est désormais également disponible dans la collection L’Aire Bleue.
La traduzione italiana di quest’opera, intitolata «Una Famiglia perfetta», è stata pubblicata nel 2010 presso la casa editrice Iacobelli di Roma

« Ce cri de révolte contre un père assoiffé d’absolu  et dont l’amour empoisonne la vie de ses proches est aussi une œuvre littéraire dont la construction est en fait extrêmement étudiée et signifiante (…) Ce père castrateur est défini comme l’homme tragique par excellence. Silvia Ricci Lempen ne se contente pas de figer  la figure de ce père dans son comportement univoque: elle s’efforce d’expliquer, voire de justifier un tel comportement en inscrivant son récit dans l’Histoire, dans celle de l’Italie fasciste  et dans celle de la deuxième moitié de ce siècle finissant. Comme l’implique le titre, et selon la célèbre formule de Malraux, elle transforme la vie de ce père en destin (…) De cette manière, Un Homme tragique est non seulement un témoignage personnel, il est plus généralement un regard porté sur notre civilisation: la mise en parallèle du terrorisme paternel et de celui des Brigades Rouges est un bon exemple de ce chassé-croisé entre individu et collectivité: dans les deux cas, la soif de l’absolu se mue en paranoïa meurtrière ».
Roger Francillon,  président du jury du Prix Michel-Dentan, extrait du discours prononcé lors de la remise du Prix 1992″Je viens de lire d’un trait le récit de Silvia Ricci Lempen et je peux mesurer sa réussite à la fascination qu’il suscite chez le lecteur à l’égard de ce père. On a parlé de règlement de comptes. J’admire au contraire comment l’auteure a su faire naître la sympathie non seulement à l’égard des victimes (sa mère, son frère, elle-même) mais aussi pour un être en proie à une exigence d’absolu et à une logique délirante qui feront de son projet de vie un échec inévitable. Terreur et pitié: le personnage est bien un homme tragique. »
Jean-Luc Seylaz, Domaine Public, 13 février 1992«Dans Un homme tragique, publié fin 1991 aux éditions de L’Aire, Silvia Ricci Lempen raconte la vie de son Italien de père, qui a pesé lourdement sur la sienne et qui est mort le 19 octobre 1984, à 76 ans. Il lui a fallu un peu plus de cinq ans, de décembre 1985 à janvier 1991, pour écrire ce livre et pour faire le deuil non pas de sa mort, mais de sa vie.Le père de l’auteur, G.R., est né en 1908. Il n’a donc que 14 ans quand Mussolini accomplit sa marche sur Rome et il se précipite, pour le lire, sur Il Mondo le dernier bastion de la presse libérale…En 1931, cet homme, foncièrement hostile au fascisme, qui se dit kantien, achève sa licence par « un mémoire prônant l’abolition des taxes douanières sur le blé », en opposition complète avec l’autarcie agricole défendue par le Duce.
Deux mois après avoir obtenu son diplôme, G.R. ouvre dans le centre de la Sicile une agence de l’Automobile Club d’Italie dont il deviendra ultérieurement le secrétaire général jusqu’en 1946. Entre-temps il aura été mobilisé dans l’armée italienne, aura fait la guerre des Balkans et aura rejoint la Résistance, en 1943, dont il deviendra le Commandant militaire à Rome.
G.R. se marie en 1950 avec une femme qui a vingt ans de moins que lui et avec laquelle il a deux enfants, l’auteur et son frère Antoine. Devenu agent d’assurances il réussit très bien matériellement, mais il est amer parce qu’il a tout perdu de « ce pourquoi [il s’était »> battu depuis [qu’il avait l’âge »> de lire les journaux et d’interpréter le monde ».
C’est cet homme dont l’auteur raconte la vie au quotidien, dans le cadre familial. Pour ce faire, elle évoque des séquences de cette vie à différentes époques. Dans la première partie de ce récit ces séquences sont datées, mais n’apparaissent pas dans l’ordre chronologique. Dans la deuxième partie elles sont regroupées par thèmes.
G.R. est-il fou? est-il neurasthénique? En tout cas il semble violent, sans s’en prendre jamais physiquement aux autres. Mais il sème l’angoisse chez ses proches parce qu’ils doivent être les meilleurs dans la vie et parce qu’il est intransigeant avec eux comme il l’est avec lui-même. Et  ses collaborateurs ne sont pas logés à meilleure enseigne.
Ce père, qui se dit respectueux des lois de la logique, dont la religion est « une religion laïque, une religion de l’esprit, en somme, une religion de la conscience » ne donne qu’un sens à la raison, celui d’avoir toujours raison:

« Il la faisait ainsi basculer dans son contraire. »

Aussi Silvia Ricci Lempen a-t-elle écrit ce livre parce qu’elle n’a pas fini de porter « le poids de sa raison déraisonnante ». Peut-être porte-t-elle même maintenant « le vide créé par sa dissolution ».
A quoi son père est-il conduit par cette « raison déraisonnante »? Comment s’explique-t-elle?

« Papa supporte aussi mal le triomphe facile que la contradiction: il lui faut en tout temps l’outrage de la résistance pour justifier et alimenter le noir désespoir, la solitude interne qui forment la trame de son être au monde. »

Il est donc difficile de résister à un tel père quand il a décidé quelque chose. Toutefois, face à la nécessité, il est capable d’en inverser le signe. Il en va ainsi quand sa fille se marie:

« En mai, mon père accepta l’idée de mon mariage.
En août, il prétendit ne s’y être jamais opposé.
En septembre, il affirma l’avoir toujours désiré.
En octobre, il entreprit de convaincre les sceptiques qu’il me l’avait presque proposé.
En novembre, il se chargea de l’organiser. »

A propos de son angoissé de père, sa fille parle, à un moment donné de son « amour cyanure », qui découle de l’omniscience, dont il est convaincu, et qui l’a poussé à vouloir lui enseigner à être femme puis à être mère, avant qu’elle ne puisse le découvrir par elle-même.
La mort de son père est en quelque sorte libératrice. Au contact du monde qui existe, elle apprend qu’elle existe elle-même et que « le dehors est relié au dedans ». Elle découvre « la magnifique finitude du réel », « la magnifique imperfection des choses »:

« J’absorbe ce qui existe sans le détruire, j’absorbe ce qui existe et m’en nourris. L’écorce, le chagrin, l’orgasme de l’amour, la graine, l’écureuil, la tendresse, la barque solitaire, le rouge de mes gants, la déception, le savoir, l’horizon, la vie.
La vie m’alimente et me fait grandir.
C’est donc cela que tu ne savais pas, papa. »

Ce récit montre donc que l’amour extrême – car G.R. aimait certainement les siens, à sa façon -, conjugué à une raison devenue folle, peut être mortifère pour ceux qui en sont l’objet et c’est en cela qu’il est d’une portée universelle.
Francis Richard, www.francisrichard.net, 14 avril 2014

Extrait

Il nous enseigne qu’en droit romain on distingue deux formes de violence: la vis compulsiva et la vis animo illata. «Si j’ai usé de violence envers vous, ce n’est jamais, me semble-t-il, que de la deuxième..» Je découpe un petit morceau de ma tranche de viande  et je le mastique délicatement, sans quitter des yeux mon assiette. Mais lui me regarde, et son regard pèse sur le haut de mon front courbé, exactement à la racine des cheveux. «Tu as fait trois ans de latin,  tu peux expliquer la différence à ton frère.»

Je fais un effort pour lever la tête. «Eh bien, je pense… compulsiva, c’est quand on oblige de force quelqu’un à faire quelque chose… et l’autre, animo illata, quand on essaie de le convaincre…» Il me corrige: «Quand on fait tout pour influencer, de sa volonté, celle de l’autre.» Puis, irrité par notre silence, qu’il devine plombé de reproches: «Mais dites-le moi donc, dites-le moi, au lieu de jouer les vertus offensées, dites-le moi donc ce qu j’aurais dû faire: vous laisser patauger dans la merde, vous embourber dans le néant, pour respecter votre prétendue liberté?» (p. 62)