Inventai dunque una me stessa che voleva un'aggiunta al mondo J'inventai donc une autre moi-même qui voulait un ajout au monde
Anna Maria Ortese

Silvia Ricci Lempen, écrivaine, scrittrice

J’écris. J’ai écrit, j’écris, j’écrirai. Je raconte des histoires. Je me bagarre avec les idées. J’écrivais, je suis en train d’écrire, j’aurai écrit.
Scrivo. Ho scritto, scrivo, scriverò. Racconto storie. Mi accapiglio con le idee. Scrivevo, sto scrivendo, avrò scritto.

L’art du politique

Lettre de lectrice parue dans Domaine Public le 28 novembre 2003

L’article de Jean-Yves Pidoux et l’éditorial de Jacques Guyaz sur la (non-) participation des créateurs et des intellectuels suisses au débat politique (DP n¡1581) ont réactivé en moi un agacement chronique. Ces textes sont tous les deux aussi pénétrants que pertinents, mais leur parution simultanée dans les colonnes de DP contribue à perpétuer l’idée que la seule manière dont les producteurs et productrices de culture peuvent s’exprimer sur les enjeux sociopolitiques consisterait à faire ce que les meilleurs des éditorialistes, des commentateurs et des chroniqueurs de presse savent faire au moins aussi bien qu’eux, à savoir tenir un discours argumentatif.

Certes, tenir un tel discours est le propre des intellectuels, mais ce n’est pas le propre des créatrices et des créateurs. Ces derniers ont d’autres moyens d’expression, éminemment esthétiques et polysémiques. Leur travail, ce n’est pas d’exposer des idées, c’est de créer un climat qui suscite le doute quant à l’évidence de la réalité, de faire prendre conscience de la complexité de cette réalité en s’adressant à la totalité de la personne humaine, par des moyens qui font appel, indissociablement, à la faculté de produire du sens et à la sensibilité. La teneur politique de leurs créations peut être aussi forte et même plus forte que celle des discours argumentatifs, mais sa perception ne passe pas par les mêmes canaux.

En Suisse, l’insatisfaction se focalise sur le mutisme (réel) des intellectuels, et ce même mutisme est reproché, par extension, aux créatrices et créateurs, comme si un plasticien ou un romancier (une plasticienne ou une romancière) n’avait rien de mieux à faire, pour prouver sa participation aux problèmes de la cité, que de se substituer aux intellectuels défaillants. En revanche, curieusement, personne ne déplore que les points de vue authentiquement politiques exprimés, à leur manière, par de nombreux artistes, soient condamnés à l’inefficacité par le préjugé typiquement suisse selon lequel l’art, c’est une chose, et le politique, c’en est une autre. Je dis bien le politique, et non la politique, mais je crains que la nuance échappe à bon nombre de nos concitoyen-ne-s.

Les écrivain-e-s, qui travaillent avec les mots, ont un statut plus ambigu que celui des autres créatrices et créateurs, puisque leur intrument de travail est le même que celui des intellectuels. Certains peuvent d’ailleurs prétendre à la double casquette, mais ils et elles savent très bien à quel moment ils produisent de la littérature et à quel moment ils produisent du discours. Et c’est souvent dans le premier cas de figure qu’ils disent les choses les plus intéressantes sur le monde ; dans le deuxième cas, ils ne font que dire ce que pourraient dire un politologue, un sociologue, un philosophe ou un journaliste. Que ces derniers ne s’engagent pas assez est certes vrai, mais c’est un autre problème.