Publié sur ce site le 7 février 2010
Vous êtes Persan, Ouïgour ou Coréenne du Nord. Bref, Genève, vous ne connaissez pas trop. Ce 3 février, vous débarquez, c’est votre premier jour. Comme vous logez, par chance, dans la vieille ville, vous décidez de commencer votre journée par un café-croissant (déjeuner typiquement local) dans un des sympathiques cafés du Bourg-du-Four. Vous prenez au comptoir la «Tribune de Genève», dans l’intention d’en savoir plus sur la vie de cette ville dont on vous a vanté le progressisme, le cosmopolitisme et l’ouverture d’esprit. Et là, horreur, en première page, ce titre-choc: « La création muselée à Genève ?» . Comment, vous dites-vous anxieusement, même dans cette cité libre, dans cette cité d’ancienne et grande culture, on jette les artistes dans des geôles, on les met aux fers, on les empêche par la violence de produire leurs œuvres !
Vous dévorez l’éditorial ainsi intitulé. Vous lisez aussi, à l’intérieur, les informations qu’il commente. Vous apprenez qu’au Grand Théâtre (l’Opéra) de Genève est programmé un ouvrage lyrique («Lulu» d’Alban Berg, tiré de textes de Frank Wedekind) qui parle de séduction perverse, de sexe et de mort. Vous apprenez que le metteur en scène, Olivier Py, connu et salué comme l’un des tout grands de l’époque, a choisi d’insérer dans le spectacle un bref petit film érotique, pour évoquer l’obscénité de notre monde. Et vous apprenez – ainsi s’exprime l’éditorialiste – que ce projet «fait ressurgir l’ombre de la censure».
A-t-on on interdit le spectacle ? Non . A-t-on demandé à Olivier Py de supprimer le film ? Pas davantage. Des politiciens rétrogrades ont-ils suggéré de couper dans les subventions de l’institution ? Nullement. Des citoyens et citoyennes indignés ont-ils manifesté sur la place publique contre les choix artistiques de la direction ? Même pas. Ce qui s’est passé, c’est qu’à la suite de quelques lettres d’abonnés inquiets, la direction a publié un avertissement selon lequel certaines images du spectacle «pourraient choquer un spectateur non averti», et en a «déconseillé» la vision aux moins de 16 ans (qui de toute façon n’y comprendraient pas grand-chose). La possibilité de se faire rembourser sa place a été également offerte.
Vous êtes Persan, Ouïgour ou Coréenne du Nord, et certaines subtilités du français vous échappent. Pourtant, vous dites-vous perplexe en sirotant votre café, il vous semblait bien que le mot «censure» voulait dire autre chose…
Rassurez-vous, c’est vous qui avez raison. Mais ce que vous ignorez, c’est que des mots comme celui-là , chez nous en Occident, c’est comme le Luna Park: ça sert à nous donner des frissons artificiels, quand la vie quotidienne nous paraît trop terne. Dans notre culture à nous, voyez-vous, c’est fâcheux , il n’y a pas de poètes expédiés au Goulag dans la lueur blafarde d’une aube hivernale, pas plus que de bûchers d’œuvres «dégénérées». C’est vrai que de temps en temps on met un livre sous cellophane, mais aussi incroyable que cela vous paraisse, cher Persan, cher Ouïgour, chère Coreénne du Nord, ce n’est pas pour nous empêcher de le lire, c’est pour que nous soyons plus nombreux à l’acheter. Notre malheureuse presse culturelle occidentale manque si cruellement de sujets excitants qu’elle est bien obligée d’en inventer…
Qu’est-ce que vous dites ? Que parler de «musellement» et de «censure» à propos des mesures prises par le Grand Théâtre, alors qu’ailleurs sur la planète on réduit au silence, on embastille, voire on assassine les créateurs, ça vous paraît quand même une dérive dangereuse ? Sauf votre respect, on voit bien que vous venez d’ailleurs. Chez nous, la vraie, la seule «dérive dangereuse», proclame l’éditorialiste genevoise, c’est celle de l’«artistiquement correct». Vous ne savez pas ce que c’est ? Bon, écoutez, c’est compliqué. Restez chez nous quelques semaines, vous verrez que vous comprendrez.