Inventai dunque una me stessa che voleva un'aggiunta al mondo J'inventai donc une autre moi-même qui voulait un ajout au monde
Anna Maria Ortese

Silvia Ricci Lempen, écrivaine, scrittrice

J’écris. J’ai écrit, j’écris, j’écrirai. Je raconte des histoires. Je me bagarre avec les idées. J’écrivais, je suis en train d’écrire, j’aurai écrit.
Scrivo. Ho scritto, scrivo, scriverò. Racconto storie. Mi accapiglio con le idee. Scrivevo, sto scrivendo, avrò scritto.

Le français de l’homme

Publié sur ce site le 19 octobre 2010

On va faire un jeu. Vous fermez les yeux, je dis un mot et vous me dites du tac au tac à quoi ce mot vous fait penser, quelle image il fait surgir dans votre esprit. Mais attention, il ne faut pas réfléchir, filtrer, faire intervenir des considérations éthiques. Il faut que ce soit du brut de décoffrage. Prête – prêt ? Je vais commencer par le mot «le savant», tel qu’il figure dans le sous-titre d’un livre récemment publié : Vers une démocratie écologique – le citoyen, le savant et le politique*. De quoi a-t-il l’air, ce savant, comme ça, spontanément ? A-t-il une barbe à la Darwin ou de petites lunettes rondes empruntées au professeur Tournesol ? Tire-t-il la langue, comme Einstein, sous sa couronne de cheveux fous ? Ou porte-t-il un pantalon en velours côtelé couleur feuille morte ? Une chose est sûre, c’est que, au premier abord, il n’a pas l’air d’avoir les ongles peints ni des soucis d’horaire de garderie.

Il n’y a pas à en avoir honte, ce qui surgit de l’inconscient, avant l’intervention de la police de la conscience, c’est en grande partie un ramassis de stéréotypes. Nous avons beau savoir que «le savant» réel, en particulier aujourd’hui, n’a rien à voir avec ces clichés désuets, ces clichés nous habitent obstinément. Et nous avons beau savoir que «le savant» peut être désormais «une savante», nous devons faire un petit effort pour nous en souvenir. Le citoyen aussi peut être une citoyenne, et le politicien une politicienne – surtout en Suisse ! Pourtant, avouons-le, le sous-titre du livre, dans le premier instant où nous le lisons ou l’entendons, évoque irrésistiblement l’image de trois messieurs invités à s’entendre sur l’avenir de la planète.

Est-ce important? Oui, c’est important, parce que notre perception du monde et nos comportements sont influencés par les figures les plus archaïques de notre imaginaire – d’autant plus puissamment qu’elles oeuvrent en nous à notre insu. Quand elles se manifestent, nous les censurons vertueusement… mais c’est déjà trop tard. Bon, il est toujours possible de dégoter «une savante» si par malheur on s’aperçoit qu’en organisant un débat on a oublié d’en mettre au moins une dans le panel. Mais la question n’est pas là. Ce qui, par définition, arrive toujours trop tard, c’est la correction volontariste, rationnelle, de représentations qui plongent leurs racines dans des zones du psychisme réfractaires aussi bien à la volonté qu’à la raison.

Peut-on faire quelque chose ? En tout cas prendre acte du rôle énorme que joue le langage dans la perpétuation des stéréotypes de sexe tapis dans l’inconscient. En français, c’est désespérant, parce que l’absence du neutre et la véritable consubstantialité entre la domination masculine et le génie de la langue rendent dérisoires les tentatives de changement. Quel autre sous-titre auraient pu choisir Dominique Bourg et Kerry H. Whiteside, «le/la citoyen-ne, le/la savant-e et le/la politicien-ne» ? Grotesque. «Citoyenneté, science et politique» ? Ce n’est pas la même chose, et l’effet de personnalisation, d’interpellation du/de la lecteur/lectrice aurait été perdu.

Les guides de rédaction épicène font merveille s’agissant du langage institutionnel. Soit dit en passant, la loi valaisanne sur l’instruction publique aurait bien fait de s’en inspirer au lieu de stipuler benoîtement, comme on vient de l’apprendre à la faveur de la polémique sur le crucifix dans les salles de classe, que «l’école a pour mission de préparer l’élève à sa tâche d’homme et de chrétien». De même, les «droits humains» devraient systématiquement remplacer les «droits de l’homme», malgré la légère distorsion de sens qui en résulte, pour réparer l’ambigüité tout sauf innocente des origines. Faut-il rappeler que la première déclaration francophone des «droits de l’homme» date d’une époque – celle de la Révolution française – où les femmes étaient à bien des égards des sans-droits, et étaient destinées, déclaration ou pas, à le rester ?

Mais partout où la langue vaut au moins autant par elle-même que par ce qu’elle doit signifier, partout où son esthétique (au sens large) compte au moins autant que sa fonction instrumentale – ce qui est notamment le cas pour tout livre digne de ce nom – le sexisme congénital du français pose des problèmes aussi intéressants qu’à première vue insolubles. Les manifestations organisées dans le cadre du Sommet de la Francophonie de Montreux offrent ces jours plusieurs occasions aux écrivains et écrivaines francophones d’Afrique de s’exprimer sur un thème passionnant : comment écrire dans la langue des anciens colonisateurs ? Dommage que personne n’ait eu l’idée d’interpeller des écrivaines de toute la francophonie sur le rapport qu’elles entretiennent avec une langue dont la grammaire consacre leur statut de dominées.

 

*Dominique Bourg et Kerry H. Whiteside, éd. du Seuil, 2010