Inventai dunque una me stessa che voleva un'aggiunta al mondo J'inventai donc une autre moi-même qui voulait un ajout au monde
Anna Maria Ortese

Silvia Ricci Lempen, écrivaine, scrittrice

J’écris. J’ai écrit, j’écris, j’écrirai. Je raconte des histoires. Je me bagarre avec les idées. J’écrivais, je suis en train d’écrire, j’aurai écrit.
Scrivo. Ho scritto, scrivo, scriverò. Racconto storie. Mi accapiglio con le idee. Scrivevo, sto scrivendo, avrò scritto.

De A comme Alain à W comme Willy

Publié sur ce site le 7 janvier 2013

Voilà, c’est bon, la galette des rois a été consommée (zut, encore une fois je n’ai pas trouvé la fève), le sapin a été démonté, les courriels de vœux ont reçu une réponse (ou pas…) – nous pouvons revenir à nos moutons.

Chacun-e a les siens, mais parlons seulement des moutons collectifs. Que nous réserve 2013 ? Les médias romands ont fait, comme à chaque tournant d’année, un effort soutenu dans le registre «bilan et perspectives». Pour ne donner que deux exemples, le Journal du matin de la RTS La Première s’est interrogé pendant toute une semaine, avant Noël, sur l’avenir du capitalisme, donnant la parole, excusez du peu, à Alain Touraine, Francis Fukuyama, Emmanuel Todd, Pascal Lamy, André Comte-Sponville et Luc Ferry. Quant au Temps, il a eu l’idée de consacrer son Samedi culturel du 22 décembre au thème de la perception de l’«être en Suisse» par différentes personnalités culturelles, et de confier la conception rédactionnelle et graphique du supplément à un artiste hors normes et aux multiples talents, Frédéric Pajak. Celui-ci a convié à s’exprimer dans ces pages un certain nombre de créateurs qui lui sont chers, mentionnés en couverture: Noyau, Christophe Gallaz, Pascal Rebetez, Alex Capus, Joël Dicker, Marie-Claire Dewarrat, Jean-Stéphane Bron, Gérald Poussin, Martial Leiter, Micaël, Dominique Charnay, Mix & Remix, Peter von Matt, Muzo, Alex Mayenfisch, Daniel de Roulet, Denis Grozdanovitch, Philippe Garnier, Paul Nizon, Roland Jaccard.

Un peu étourdie par la quantité et la qualité des idées et des images produites par tous ces gens brillants, je me suis dit qu’il valait mieux, plutôt que de tenter, dans leur sillage, de refaire le monde et la Suisse, me concentrer sur des problèmes moins vastes. Tiens, par exemple, un problème qui, en tant qu’écrivaine, me touche de près : qu’adviendra-t-il, en 2013 et dans les années suivantes, du droit d’auteur ? J’ai donc commencé l’année en lisant le remarquable numéro spécial, récemment paru, de Gazzetta, la publication de la Fondation Pro Litteris, consacré à ce sujet de plus en plus épineux à l’ère du libre accès sur Internet. Pas moins de 18 têtes pensantes en étudient les différents aspects. La majorité des noms (sauf ceux des écrivains) m’étaient inconnus, mais leurs contributions m’ont paru si intéressantes que j’aimerais essayer de ne pas les oublier, c’est pourquoi j’en dresse ici la liste : Urs Widmer, Fabio Pusterla, Iso Camartin, Jochen Kelter, Dirk Vaihinger, Mathis Berger, Willi Egloff, Christian Laux, Roger Chevallaz, Rainer Beck, Matthias Matussek, Robert Levine, Reto M. Hilty, Felix Stalder, Ferdinand Melichar, Thomas Hoeren, David Rosenthal, Stefan Ventroni.

A ce stade, vous croyez peut-être avoir compris où je veux en venir : ça y est, cette chronique est une enième dénonciation du complot ourdi par les médias et par les instances culturelles pour réduire les femmes au silence, alors qu’elles sont nombreuses à avoir des choses passionnantes à dire (et à posséder la légitimité pour le faire) sur la philosophie politique et économique, sur la suissitude ou sur les grandes questions touchant à l’avenir de la culture… Mais non, c’est bien plus compliqué que ça.

Les invités de la RTS étaient incontournables pour parler avec une certaine hauteur de vues du capitalisme de hier et de demain ; ils sont parmi les plus prolifiques et les plus visibles des intellectuels francophones, voire internationaux (Fukuyama) d’aujourd’hui, et ce sont ces voix célèbres que le public a envie d’entendre. L’exercice demandé par Le Temps à Frédéric Pajak était celui de la reconstitution subjective de l’univers culturel qui a nourri ses œuvres (dont une, L’Immense solitude, a été exposée pendant dix ans juste au-dessus de mon ordinateur, c’est dire si j’apprécie l’auteur) – on ne pouvait quand même pas lui demander de féminiser cet univers pour faire dans le politiquement correct. Et pour ce qui est du numéro spécial de Gazzetta, les contributions des écrivains masculins sollicités sont excellentes (surtout celle de Fabio Pusterla), fallait-il s’en priver au nom de l’égalité des sexes ? Quant aux experts choisis, ce sont sans doute ceux qui se sont objectivement imposés par leurs travaux.

Le problème est ailleurs, en amont. Il y a déjà de nombreuses années, lors d’un repas de gala, j’ai assisté à un échange entre deux intellectuels suisses, l’un presque septuagénaire, l’autre quadragénaire. Le plus jeune faisait observer au plus âgé (qui n’était pas d’accord) que les intellectuels de la génération ’68 continuaient à occuper le terrain, empêchant les suivants d’émerger. Je me souviens d’avoir été frappée, ce soir-là, par l’évidence que ce débat était un débat d’hommes, où les femmes n’avaient pas concrètement leur place – même si bien sûr les deux messieurs se seraient récriés si j’étais sortie de mon mutisme pour faire une telle remarque.

J’ai repensé à cet épisode en lisant l’intervention de Marie-Claire Dewarrat, l’unique invitée féminine de Frédéric Pajak : «La Suisse des années 1970, ce sont quatre grossesses entre Mai 1968 et Love and Peace 1972. Donc des biberons, des couches (lavables), des câlins qui ont très heureusement remplacé Lôzane Bouge et la parenthèse de liberté ouverte en Suisse pour les agitations libertaires de ce temps-là.» Les expériences individuelles des femmes qui (comme l’écrivaine fribourgeoise) se mêlent de réfléchir sur le monde sont diverses, mais leurs histoires sont toujours différentes du modèle des histoires masculines qui continue à nous être présenté comme universel. Penser est toujours plus difficile pour elles parce que ce n’est pas ce que la société leur demande de faire, ou parce que leur manière de penser ne colle pas avec ce qui est attendu de qui prétend entrer dans le club des intellectuels consacrés. Etre reconnues comme actrices et partenaires de la pensée en marche est encore plus difficile, parce que les règles du jeu symbolique ancré dans l’inconscient collectif les encouragent au silence et, quand d’aventure elles parlent, les rendent inaudibles, comme si, tout d’un coup, les micros étaient coupés.

Il n’y a pas de complot, il y a juste un système ancré dans les strates les plus archaïques de l’histoire humaine. Le démanteler, pour l’instant, est impossible, mais il faudrait au moins commencer par se rendre compte qu’il existe.