Inventai dunque una me stessa che voleva un'aggiunta al mondo J'inventai donc une autre moi-même qui voulait un ajout au monde
Anna Maria Ortese

Silvia Ricci Lempen, écrivaine, scrittrice

J’écris. J’ai écrit, j’écris, j’écrirai. Je raconte des histoires. Je me bagarre avec les idées. J’écrivais, je suis en train d’écrire, j’aurai écrit.
Scrivo. Ho scritto, scrivo, scriverò. Racconto storie. Mi accapiglio con le idee. Scrivevo, sto scrivendo, avrò scritto.

Penser le 7 janvier: où sont les femmes?

Opinion parue dans Le Temps du 23 janvier 2015

Le 8 janvier dernier, entre 7 h.20 et 8h.30 du matin, les auditrices et auditeurs de RTS La Première ont pu entendre huit invités, experts en différentes matières, commenter les monstrueux assassinats de la veille. J’étais moi-même sonnée, comme tout le monde, par les événements, mais il me restait suffisamment de lucidité pour remarquer que ces huit invités étaient tous des hommes – comme du reste les différents intervenants sur ce sujet de l’émission Forum de la veille. Au moyen d’un courriel fort poli adressé au Journal du matin j’ai fait état de mon regret de n’avoir entendu, sur les ondes de ma radio préférée, aucune voix de femme s’exprimer à chaud sur le drame, mais je n’ai reçu aucune réponse. Sans doute a-t-on jugé que ma préoccupation était dérisoire face à la gravité de ce qui était arrivé. Or, elle ne l’était pas, car la démocratie dont le monde occidental se réclame pour s’insurger contre le fanatisme islamique passe aussi par la fin du monopole patriarcal sur l’interprétation du monde.

Pendant les jours qui ont suivi ce funeste 7 janvier je me suis tournée vers un autre de mes médias bien-aimés, Le Temps, et je me suis intéressée – outre au fond de l’affaire, bien sûr – au sexe des personnes extérieures à la rédaction appelées à l’analyser et à la commenter. Cette petite étude a été menée avec les moyens du bord et sans prétention scientifique, mais avec le maximum d’honnêteté possible. Il est possible que j’aie commis quelques erreurs minimes, mais nullement susceptibles d’infirmer les résultats globaux auxquels je suis parvenue. J’ai pris en compte les personnes faisant l’objet d’une interview spécifique (à l’exclusion des personnes brièvement citées, avec d’autres, dans le cadre d’un article) ainsi que les signataires de textes d’opinion (à l’exclusion des lettres de lecteurs).

Je suis partie du 9 janvier, car dans l’édition du 8, de manière bien compréhensible, la rédaction avait surtout à cœur d’informer sur les événements, les quelques éléments de commentaire n’étaient pas structurés et les têtes pensantes n’avaient pas encore eu le temps de réagir. Le vendredi 9 janvier, donc, on trouvait dans Le Temps huit interventions répondant aux critères que j’ai mentionnés (interviews et textes d’opinion). Elles émanaient d’une autorité musulmane, d’un politologue, d’un dessinateur , d’un ancien président de la Confédération, d’une personnalité du monde médiatique, d’un ancien ministre français, d’un historien et d’un metteur en scène : tous des hommes. Auxquels il faut ajouter, il est vrai, Marie-Hélène Miauton, mais son cas est un peu particulier, car elle s’exprimait dans le cadre de sa rubrique régulière.

Le samedi 10, dans la partie quotidienne et dans les pages spéciales du Samedi Culturel, j’ai enfin vu apparaître deux femmes (une historienne de l’art et une essayiste) sur un total de six commentateurs, ce qui m’a donné l’espoir d’un tournant. Malheureusement, c’était un espoir infondé. Ainsi, dans l’édition du mardi 13 , on trouve une interview d’une personnalité musulmane, masculine bien entendu, et les opinions de cinq autres messieurs – journalistes, essayistes et experts en relations internationales à différents titres, y compris le titulaire d’une chronique régulière, François Nordmann. Un portrait de femme, pourtant, celui de la mère d’une des victimes de Mohammed Merah, qui se bat pour la réconciliation entre communautés religieuses au nom d’un islam modéré. Sauf qu’un portrait, c’est un tout autre genre journalistique qu’une interview politique, c’est de l’humain, cette matière dont est fait, n’est-ce pas, le cœur des femmes. Celle-là était, comme de juste, qualifiée dans le titre de «mère Courage»…

Faut-il continuer ? Il le faudrait, pour étayer le constat ( les jours suivants, c’est plus ou moins du pareil au même…), mais cela deviendrait fastidieux, et mieux vaut passer maintenant à une tentative d’analyse. Les médias, et en particulier les deux dont je viens de parler, font depuis quelques années des efforts méritoires pour donner la parole à des femmes sur les sujets les plus divers. Cependant, quand il s’agit de solliciter, non pas un-e expert-e de tel ou tel domaine ponctuel, mais une parole d’autorité sur la marche générale du monde, le naturel revient au galop et les femmes disparaissent des radars journalistiques.

Bien sûr, il faut faire vite, et les carnets d’adresses des gens de médias sont bourrés d’intellectuels masculins qui ne demandent pas mieux que d’ouvrir le bec sur n’importe quel sujet (on peut imaginer que la plupart des textes d’opinion mentionnés ci-dessus ont été envoyés spontanément), alors que les rares intellectuelles femmes connues des journalistes ne demandent pas à s’exprimer et se font même parfois prier quand on les y invite, parce qu’elles estiment ne pas avoir suffisamment réfléchi sur la question. A quoi il faut ajouter que, dans le cas particulier de l’attentat contre Charlie Hebdo, les victimes appartenaient à une publication produisant «un humour d’homme, blanc, d’un certain âge», comme le notait, le 17 janvier, dans les colonnes du Temps, la sociologue de l’humour Nelly Quemener (oui, une sociologue, tout finit par arriver) ; d’où la massive prédominance masculine dans leur réseau.

Mais pourquoi, au fond, y a-t-il si peu de penseuses dans les banques de données des médias, indépendamment du fait qu’il faut ensuite parfois les convaincre à se lancer? La réponse est complexe. Le privilège de penser le monde en général, de lui donner un sens, notamment dans un moment de crise comme celui que nous avons vécu et que nous vivons encore, est certainement le dernier bastion de la domination masculine dans nos sociétés devenues objectivement bien plus égalitaires qu’autrefois. Pour se faire connaître et s’imposer comme créateur/créatrice de pensée symbolique (sur la liberté d’expression ou sur la religion, par exemple…) il faut se sentir légitimé-e par les attentes de la société ; or, consciemment ou pas, ce n’est toujours pas cela que la société attend des femmes. Cette légitimation, ou cette absence de légitimation, déploie ses effets en amont de l’activité médiatique, dans tous les champs où les hommes se serrent tacitement les coudes (avec la complicité des femmes qui ont intériorisé le système patriarcal) pour rester entre eux dans les allées du pouvoir intellectuel ; c’est pourquoi les responsables des médias n’ont pas tort lorsqu’ils affirment que, objectivement, le réservoir des intellectuelles disponibles est limité. Mais les médias, qui sont censés jouer un rôle fondamental dans l’exercice de la démocratie, devraient aussi prendre conscience de leur responsabilité dans la perpétuation de cet angle mort de l’égalité des sexes. Dans un cas comme celui des événements du 7 janvier, qui concernent l’avenir de la planète entière, on ne peut pas laisser le monopole de l’interprétation seulement à la moitié masculine de la population.