Inventai dunque una me stessa che voleva un'aggiunta al mondo J'inventai donc une autre moi-même qui voulait un ajout au monde
Anna Maria Ortese

Silvia Ricci Lempen, écrivaine, scrittrice

J’écris. J’ai écrit, j’écris, j’écrirai. Je raconte des histoires. Je me bagarre avec les idées. J’écrivais, je suis en train d’écrire, j’aurai écrit.
Scrivo. Ho scritto, scrivo, scriverò. Racconto storie. Mi accapiglio con le idee. Scrivevo, sto scrivendo, avrò scritto.

L’imaginaire patriarcal hante les romans contemporains

Ce texte a paru dans «Le Temps» du 31 octobre 2017

De nombreux hommes, sous toutes les latitudes, se comportent en prédateurs sexuels à l’égard des femmes, forts d’une légitimation sociale séculaire, explicite ou implicite. On en a beaucoup parlé ces derniers temps à propos de l’affaire Weinstein, souvent avec pertinence ; mais les analyses médiatiques s’arrêtent là où devrait commencer l’exploration des messages cachés qui nous viennent de plus loin.

En Suisse, le Conseil Fédéral rejette un projet modeste de congé paternité, soi-disant parce qu’il entraînerait des coûts insupportables pour l’économie ; un blogueur du Temps, l’économiste Cédric Tille, a démontré l’inanité de cet argument, mais il a peu de chances d’être entendu. En effet, la vraie raison de ce refus, assumée ou non, c’est la conviction persistante que l’éducation des enfants, c’est «quand même» plutôt l’affaire des femmes.

Le patriarcat, c’est le socle immergé de notre condition humaine depuis la nuit des temps, et il faudrait une bonne fois y aller voir de plus près pour abandonner la naïve illusion de pouvoir l’ébranler en quelques décennies à coups de discours angéliques et de lois volontaristes. Mais c’est difficile et douloureux, cela impliquerait notamment d’aller farfouiller dans la culture au sens étroit du terme – les arts, la littérature – qui est, qu’on s’en rende compte ou pas, la matière constitutive de notre être au monde. Pas pour la «réformer» dans un sens égalitaire (horrible perspective) mais pour comprendre que notre esprit, comme notre corps, est fait de ce que nous mangeons ; et que ce que nous mangeons, culturellement parlant, c’est de la domination masculine à cuisson lente – la chair exquise de notre identité commune.

Un écrivain italien, Edoardo Albinati, a eu le courage de mettre à nu sa propre structure psychique machiste dans un pavé de 1 300 pages, La Scuola cattolica, qui a remporté en 2016 le plus connu des prix littéraires italiens, le Premio Strega. Le narrateur est agaçant mais le roman est passionnant. Plus au nord, l’écrivain norvégien Karl Ove Knausgaard dévoile sans pudeur, dans Un Homme amoureux, ses accès de frustration, voire son sentiment épisodique d’être humilié dans sa virilité, pendant les mois de son congé de paternité, dans une société scandinave qui a imposé l’égalité dans le couple (égalité à laquelle il se conforme héroïquement).

D’autres écrivains (hommes) écrivent des romans imbibés d’imaginaire patriarcal, mais sans s’exposer personnellement, ou en faisant seulement semblant de s’exposer. Je viens de lire Si rude soit le début, du grand écrivain espagnol Javier Marías. Il y est question des abominables abus sexuels perpétrés par un médecin à l’époque du franquisme, mais il y est aussi question, parallèlement, d’une relation de couple (n’ayant rien à voir avec ces infamies, quoique tordue) entièrement déterminée par la hiérarchie des genres… sauf que là l’auteur, pas fou, se débrouille pour que l’immense majorité des lecteurs, des lectrices et des critiques ne le remarque pas trop. Du grand art, si on veut bien admettre que l’art du roman, c’est la polysémie.

Un gouffre qualitatif sépare un roman comme Si rude soit le début des nombreux romans médiocres tristement dépourvus de la moindre ambivalence, farcis de stéréotypes patriarcaux (et pas seulement patriarcaux, hélas) gros comme des maisons, dont les auteurs croient écrire de la grande littérature et sont parfois confortés dans cette illusion par le succès public. Pour donner un exemple suisse, que j’évite prudemment de choisir parmi les productions trop récentes, Train de nuit pour Lisbonne de Pascal Mercier (2004) mettait en scène un preux chevalier solitaire, dévoré par de kitchissimes tourments moraux dans le Portugal de Salazar (tiens, revoilà les dictatures ibériques), dont nous découvrions la fascinante personnalité virile à travers une pléiade de femmes réduites au rôle de faire-valoir.

Ce que je livre là, ce ne sont que des impressions fragmentaires et subjectives de celles de mes lectures qui ont quelque chose à voir avec le sujet. J’espère qu’un jour une chercheuse ou un chercheur en littérature entreprendra une étude solide et à large spectre sur les diverses modalités de la persistance de l’imaginaire patriarcal dans la littérature contemporaine. Evidemment pas dans le but sinistre de mettre au pas la liberté de la création, mais pour aider le public, généralement aveugle à cette problématique quand il savoure un bon ou un mauvais livre, à mesurer la profondeur de l’enracinement culturel de la domination masculine.

En attendant, lisez des romans, il n’y a que ça de vrai.