Inventai dunque una me stessa che voleva un'aggiunta al mondo J'inventai donc une autre moi-même qui voulait un ajout au monde
Anna Maria Ortese

Silvia Ricci Lempen, écrivaine, scrittrice

J’écris. J’ai écrit, j’écris, j’écrirai. Je raconte des histoires. Je me bagarre avec les idées. J’écrivais, je suis en train d’écrire, j’aurai écrit.
Scrivo. Ho scritto, scrivo, scriverò. Racconto storie. Mi accapiglio con le idee. Scrivevo, sto scrivendo, avrò scritto.

Les Rêves d’Anna

Ce roman, sorti en avril 2019 en version française aux Editions d’en  bas (Lausanne), et en octobre 2019 en version italienne aux éditions Vita Activa (Trieste), avec des illustrations de Daria Tommasi, est l’aboutissement d’un projet bilingue pas comme les autres, distingué en 2015 par une bourse d’écriture de la Fondation suisse pour la culture Pro Helvetia.  Il consiste en effet en deux versions originales, dont aucune n’est la traduction de l’autre, et qui présentent entre elles des différences reflétant la spécificité de leurs univers linguistiques et culturels respectifs. Les deux versions ont été écrites en parallèle, sur une durée de plus de cinq ans.


Prix

Communiqué Prix Alice Rivaz

Créé en 2015 par l’Association Alice Rivaz en mémoire de la romancière, le Prix littéraire triennal qui
porte son nom sera décerné pour la troisième fois

le 4 novembre 2021 à 18h00 au Collège pour adultes Alice-Rivaz

Le Prix Alice Rivaz 2021 a été décerné à Silvia Ricci Lempen pour son livre Les rêves d’Anna.

Le jury, composé de Michel Audétat, Valérie Cossy, Jelena Ristic, Aurélie Sonnay et Marianne Dyens avait
retenu, dans un premier temps, trois romans particulièrement remarquables par les sujets abordés, la maîtrise formelle, ainsi que la richesse des évocations.

• Sam, d’Edmond Vullioud, BSN presses, 2019
• Inflorescence, de Raluca Antonescu, Éditions de la Baconnière, 2020
• Les rêves d’Anna, de Silvia Ricci Lempen, éditions d’en bas, 2019

A propos de l’ouvrage primé

Le roman de Silvia Ricci Lempen évoque cinq figures de femmes qui traversent tout le XXème siècle. Federica, Sabine, Gabrielle, Clara et Anna, tour à tour héroïnes de ce roman, témoignent de la difficulté d’être femme, des préjugés et des injustices qui leur sont faites. Ces destins tissés et entrecroisés rappellent combien les problèmes liés à la maternité, à l’homosexualité et plus généralement à l’inégalité, ont pesé sur leur vie.

Avec une maîtrise remarquable et un rare bonheur, Silvia Ricci Lempen inscrit cette saga dans le temps et dans l’Histoire. Elle aborde les problèmes auxquels les femmes sont confrontées avec sensibilité, mais n’oublie pas pour autant des thèmes essentiels de notre société comme ceux de la violence (événements de Plainpalais en 1932), de la violence faite aux femmes, du rôle de la religion ou encore de la question de l’immigration. Elle n’oublie pas non plus de donner une place aux hommes et la figure du mari d’Anna leur rend justice. Le roman s’ingénie, par sa construction si subtilement menée, à donner un tableau complet des catégories sociales.

Par la création de figures féminines si différentes les unes des autres, ce roman rappelle les techniques narratives d’Alice Rivaz dans Comme le Sable et le Creux de la vague. En créant ce couple d’Anna et de Raffaele, Silvia Ricci Lempen en est bien l’héritière qui évoquait dans La Paix des ruches, au travers d’une citation de Rilke, la vision d’un couple fondé sur l’amour et l’égalité. Enfin son style d’une grande fluidité et la poésie qui se dégage des descriptions en font un roman particulièrement réussi.

A propos d’Alice Rivaz

Alice Rivaz est une des figures majeures de la littérature romande. Parmi ses oeuvres, citons Le Creux de la vague, Comptez vos jours et Jette ton pain ou encore L’Alphabet du matin qui évoque son enfance et la naissance de sa vocation d’écrivaine.

Le Prix Alice Rivaz distingue une oeuvre de fiction qui questionne la représentation des catégories sociales, en particulier celle des femmes. Il souhaite encourager la création et la lecture d’oeuvres contemporaines de notre pays.

Marianne Dyens, le 27 septembre 2021

Une exposition lui est consacrée à Lausanne au Palais de Rumine jusqu’au 30 octobre,
https://www.bcu-lausanne.ch/manifestation/alice-rivaz-presence-des-femmes__trashed/


Presse

Un livre 5 questions: “Les rêves d’Anna” de Silvia Ricci Lempen
Par Dunia Miralles, Des avenues et des fleurs | Le blog de Dunia Miralles, le 18 novembre 2021



Une saga qui traverse l’Histoire reçoit deux prix littéraires

Les rêves d’Anna, de Silvia Ricci Lempen nous emmènent dans un savant jeu de poupées russes. Il commence par la plus petite. Pour emboîter chaque figurine dans la suivante, il faut parcourir un puzzle d’atmosphères et d’aventures diverses qui commencent à Glasgow et finissent à Genève en passant par Rome ou BellinzoneLes rêves d’Anna, dont le mystère du titre ne nous est révélé qu’à la fin, est une saga sororale qui se déroule sur cent ans. Une longue période durant laquelle l’on rencontre cinq femmes, parfois très jeunes, qui se souviennent à un moment ou l’autre d’une main tendue par une amicale « sœur » plus âgée. Des souvenirs qui permettent de remonter le temps en s’immisçant dans une partie de la vie de cette personne bienveillante. A travers le vécu des protagonistes, l’on découvre également la Grande Histoire, celle qui repose dans les livres des bibliothèques universitaires et que l’on tend à oublier : la crise grecque au XXIe siècle, l’après Seconde Guerre mondiale, l’entre-deux guerres, le fascisme, la montée d’Hitler, les manifestations antifascistes dans la Genève des années 1930, le poids des églises catholiques et protestantes, l’éducation des femmes conditionnées pour servir un conjoint tout en honorant une famille, leur désir d’émancipation, les horreurs de la Grande-Guerre 14-18.

Fourmillant d’ambiances, de rencontres et de références, Les rêves d’Anna raconte des aventures humaines à différentes époques et dans différents contextes sociaux, psychologiques et culturels. Particulièrement détailliste, Silvia Ricci Lempen s’attarde sur les petites choses, aussi à l’aise dans la description du climat social des années 2000, 1960 ou 1920, que dans les réactions d’un corps soumis à la peur lors d’une mouvementée promenade en montagne.
Les rêves d’Anna, paru aux Éditions d’en bas qui viennent de recevoir le prix Enrico Filippini pour la qualité de leurs publications, est un livre au parfum de grand classique. On peut le lire et le relire en y trouvant à chaque lecture des choses qui nous avaient échappé auparavant.
La saga, a été parallèlement écrite en français et en italien sans que ce soit, pour autant, une traduction d’une langue à l’autre. Chaque livre est un original avec ses propres spécificités. La version française a obtenu le prestigieux prix Alice Rivaz 2021 et sa fausse jumelle, en italien, le tout aussi prestigieux Premio Svizzero di Letteratura 2021. Deux récompenses méritées pour une écrivaine dont on peut suivre les chroniques dans le blog du Temps.

Les rêves d’Anna de Silvia Ricci Lempen : extraits

« À cause de l’anxiété et de l’obscurité, de l’absence de repères, de la pluie, de la brûlure des phares écarquillés sur le parking, elle avait cru un instant que dans cette ville, différente en cela de tous les autres lieux du monde, les arcs-en-ciel étaient d’une autre couleur. Une courbe mauve néon, liserée d’une bave blanchâtre, chevauchait toute l’étendue de la nuit. C’était la première chose qu’elle avait vue, à travers les fenêtres mouillées de l’autobus ».

La version italienne : I sogni di Anna

« Ils ont passé l’après-midi à faire l’amour, succès total, elle a joui trois fois ; après quoi il a enfilé son pantalon de training et s’est mis à farfouiller dans son ordinateur. Elle est restée étendue sur le lit, dans le silence de la maison des morts. À six heures et demie ils ont fait un tour dans le quartier, dans la pénombre légère du crépuscule. Comme tous les dimanches soir, les bennes à ordures débordaient, dégorgeant par terre les sachets en plastique sauvagement crevés par la pression des abattants ; les parois des bennes étaient souillées de frais par les coulures, du plus bel effet vomitif, des diarrhées de bébé et de marc de café ; et c’était ça qui intéressait Michele possesseur d’un Nikon à trois mille cinq cents euros : photographier les immondices de l’humanité… »

« Le corps s’arque et fuse, s’enfonce comme une torpille dans le rectangle bleuté de la piscine. Secousse électrique de basse intensité. Il s’agit d’un corps jeune, à la chair dense, intacte, capable de se propulser en longue apnée au moyen de puissantes vibrations des membres, jusqu’à l’autre extrémité du bassin. Le sens du toucher de ce corps féminin est exalté par les ondulations de l’eau gélatineuse de la piscine, qui le parcourent du haut du crâne à la pointe des orteils. Les yeux écarquillés boivent la lumière blanche, plissée d’émeraude, du fond de la vasque ».

« Clara aussi, d’abord, croit que ce sont les gendarmes qui s’époumonent à souffler dans les sifflets, pour empêcher les gens de franchir les barrages ; mais ce ne sont pas les gendarmes, ce sont les socialistes (et plus tard, de nouveau avant la fusillade, elle se trompera, cette fois comme tout le monde, sur ce qu’annonce le son du clairon, un tir à balles réelles sur les manifestants, mais personne ne le comprendra, ni elle ni personne). Les socialistes sont munis de sifflets, qui ont l’air de faire plus peur aux gendarmes qu’aux fascistes. En tout cas elle a vu un gendarme qui avait peur, les yeux tout blancs au milieu du visage bistre ; et c’était contraire aux rapports de force manifestes, parce que ce gendarme avait un sabre qui brillait dans le faisceau de lumière d’un lampadaire ».

« Les horreurs de la guerre, dit comme ça, c’est abstrait, et si quelqu’un prononce cette expression à Carpineto, ce n’est certainement pas pour approfondir son contenu, plutôt pour le cacher sous le manteau de ce qu’on appelle la volonté de Dieu : et c’est ainsi que les guerres peuvent continuer. Mais dans le livre il y a tous les détails, par exemple l’auteur raconte qu’après la bataille les soldats blessés avaient une soif si dévorante qu’ils buvaient la boue et le sang caillé dans les mares; leurs corps enflaient et devenaient tout noirs, et quand il mouraient il n’avaient plus d’ongles mais des griffes, à force d’avoir creusé la terre pour trouver de l’eau, de l’eau, pitié de l’eau,  ne me laissez pas mourir avec ce feu qui me brûle la poitrine, et mes habits crasseux collés à l’intérieur des plaies, avec les mouches qui fouaillent le sang… »

Silvia Licci Lempen : l’interview

– Comment vous est venue l’idée d’écrire Les rêves d’Anna ?

Ce projet est né à un moment de ma vie où pour la première fois je me suis sentie capable de lâcher complètement la bride à mon imagination.  De goûter pleinement à la joie d’écrire en remplissant à ras bords mon univers intérieur avec les vies inventées des autres. C’était un projet enivrant et libératoire, mais qui a mis des années à se concrétiser.

Il y avait aussi le désir spécifique d’écrire des histoires de jeunes filles, voire de fillettes, au seuil de leur existence, de raconter de leur point de vue à elles ce moment de la première exploration de soi et du monde. Cela a été beaucoup fait avec des personnages de garçons, je pense à des romans culte comme Le Grand Meaulnes d’Alain Fournier ou à L’Attrape-cœurs de Salinger. Par contre, la jeunesse des filles en tant que protagonistes a été pendant longtemps un sujet littéraire assez négligé. Heureusement, cela a changé, il suffit de songer, par exemple, à des autrices comme Antonia Byatt, Elena Ferrante, Annie Ernaux ou Bernardine Evaristo. Mais il y a encore beaucoup de rattrapage à faire !

– Votre roman, qui commence au début du XXIe siècle et qui remonte les époques d’une centaine d’années, est extrêmement bien documenté. Combien de temps vous a-t-il fallu pour l’écrire ?
Il y a d’abord eu de longues années d’incubation, pendant lesquelles j’ai écrit d’autres choses, tout en caressant ce projet. C’est pendant ces années-là que j’ai pris des décisions fondamentales : écrire ce futur roman parallèlement en français et en italien, faire reculer le récit dans le temps (de 2012 à 1911) au lieu de le dérouler chronologiquement. Ensuite, le travail proprement dit a duré environ cinq ans. Je n’ai pas fait d’abord le travail de documentation (effectivement considérable) et ensuite écrit, j’ai mené ces deux aspects de front. Pendant que j’écrivais l’histoire de l’une ou l’autre des protagonistes, je faisais des repérages et des recherches pour pouvoir écrire le reste. Ceci pour deux raisons.  D’une part, c’est seulement en écrivant qu’on découvre de quelles informations on aura besoin pour continuer ; et d’autre part, pour moi l’écriture est une activité tellement jouissive que ça aurait été une punition de ne pas écrire au moins un peu tous les jours.

– Dans votre quotidien, prenez-vous sans cesse des notes pour parvenir à reproduire dans vos livres une telle profusion de détails qui tous contribuent à ancrer l’histoire ?

Je ne prends jamais de notes (sauf pour des éléments factuels, comme une date ou un nom de rue). Je suis incapable de prendre des notes pour mon travail littéraire, de passer par une écriture utilitaire pour accéder à l’écriture créative. Il m’arrive de prendre des photos, mais c’est rare. Je pars de l’idée que ce qui doit rester dans la mémoire y restera, et que ce qui n’y reste pas devait être perdu.  C’est une question de charge émotionnelle. Si un lieu, une scène, n’a pas une charge émotionnelle suffisante pour s’imprimer dans ma mémoire, ça ne vaut pas la peine de tenter d’émouvoir autrui avec.

Je trouve intéressant que vous souleviez la question des « détails ». Je sais que ce foisonnement peut être perçu comme excessif par les adeptes d’un certain minimalisme formel, mais de mon point de vue chaque détail que je donne signifie quelque chose et contribue à l’esthétique de ce que j’écris, au sens étymologique. Aisthesis, en grec, c’est la sensibilité. L’esthétique d’une œuvre, c’est comment le sens se donne à sentir. Les détails qui ne signifient rien ne m’intéressent pas.

– Quel sens a pour vous le mot « racines » ?

C’est un mot qui me fait penser à la terre où les plantes enfoncent les leurs, de racines, pour s’ancrer et se nourrir. Il nous est arrivé à toutes et tous de voir une fois un arbre déraciné, couché sur le côté avec ses racines à l’air, et c’est un spectacle perturbant C’est ce que vivent des millions de personnes en situation de migration forcée sur la planète, arrachées à leur sol nourricier sans avoir les moyens de vraiment se réimplanter ailleurs. Pour d’autres humains, plus privilégiés, dont je fais partie, avoir des racines, c’est-à-dire savoir d’où on est, peut au contraire aider à se développer dans d’autres pays, dans d’autres cultures, avec d’autres gens, d’autres règles du jeu. Apprendre la plasticité de l’être au monde, ne pas s’enfermer dans une identité définie une fois pour toutes, bétonnée.

– La question que je pose à chaque auteur et autrice : quel personnage de livre voudriez-vous être ?
Quand j’avais douze ou treize ans, mon père m’a posé cette même question, et il a été choqué par ma réponse : je voulais être le Capitaine Tempête, une femme pirate déguisée en homme, héroïne d’un roman d’aventures italien pour la jeunesse. Je crois que ce qui m’attirait, ce n’était pas nécessairement de naviguer sur la Mer des Caraïbes en pillant des vaisseaux, c’était d’exercer une forme de puissance sur le monde. Un peu de la même manière, aujourd’hui, je suis fascinée par les personnages dont j’envie certains traits de personnalité que je ne possède pas.

Je pense en particulier à Modesta, protagoniste du roman L’Art de la joie de l’écrivaine sicilienne Goliarda Sapienza. La vie de Modesta, difficile et chaotique, je n’aimerais pas l’avoir vécue. Mais j’aimerais avoir eu et avoir, dans la mienne, sa liberté d’esprit, sa capacité de transgression, sa témérité, son instinct de survie, et même son amoralisme (qui bien entendu n’a rien à voir avec l’immoralité).

Silvia Ricci Lempen : la biographie

Silvia Ricci Lempen, écrivaine italo-suisse bilingue, a tellement de casquettes empilées sur la tête qu’il arrive souvent qu’on la prenne pour une autre. Le plus simple, pour savoir qui elle est, est de s’en référer à son site,  https://www.silviariccilempen.ch où l’on voit que la philosophie mène à tout et que féminisme et journalisme peuvent être des rimes riches.

La grande affaire de sa vie est l’écriture littéraire, habitée par le vécu des femmes et, indissociablement, par une interrogation au long cours sur les mystères de la marche du temps. Ses livres ont remporté plusieurs prix, les deux derniers récompensant respectivement la version italienne (I sogni di Anna, Prix Suisse de Littérature) et la version française (Les Rêves d’Anna, Prix Alice Rivaz) de son dernier roman.

Mille et une histoires
Par Anne Pitteloud, Le Courrier, 14 juin 2019


L’écrivaine et féministe publie Les Rêves d’Anna, magnifique roman-fleuve qui déroule cinq vies de femmes sur un siècle.
C’est un roman d’une ampleur rare, à la fois intime et documenté, qui court sur un siècle et suit la trajectoire de cinq femmes, de 2012 à 1911. Fresque ambitieuse et poétique, Les Rêves d’Anna entrelace les destins personnels à l’histoire collective en plongeant à rebours dans les profondeurs du temps. «J’ai commencé à l’imaginer il y a longtemps», confie Silvia Ricci Lempen, rencontrée à Genève, dans ce quartier de la Jonction central dans le roman. «En résidence d’écriture à l’université du Pays de Galles, seule pour plusieurs semaines, j’étais très attentive à la vie des autres. J’ai fantasmé un livre fleuve.»

Parmi les milliers d’histoires possibles, elle en a choisi cinq. Il y a Federica, jeune Romaine ordinaire «biberonnée à l’inculture berlusconienne» qui souffre de n’avoir ni passion ni idéal. Contrairement à Sabine, étudiante en théologie à Lausanne dans les années 1980, qui rêve de révolutionner la lecture de la Bible en éclairant de manière inédite les figures féminines. «Elle s’est imposée à moi, raconte l’écrivaine italo- romande. Feu mon compagnon était pasteur à l’Eglise réformée vaudoise: j’ai découvert un monde très différent du milieu catholique, si pesant à Rome même dans ma famille athée.»

Transmission symbolique

Sabine mène à Gabrielle, épouse de son amant. Cette dernière lui raconte son adolescence dans le Marais poitevin des années 1960 et son amour pour Lucille, impensable, scandaleux. Et Gabrielle rencontrera Clara, enfant dans les années 1930 entre le Tessin et Genève – elle sera prise dans la fusillade de 1932 à Plainpalais. «Je voulais développer la quête et les fantasmes d’une fille abandonnée par sa mère à qui on n’a rien raconté», précise Silvia Ricci Lempen. Anna, enfin, vit à Carpineto, village au sud de Rome où débarque Raffaele en 1916, avec une centaine de réfugiés du nord du pays. Un accueil difficile, écho aux migrations actuelles. «Je me suis basée sur les mémoires de ma grand-mère, originaire de ce village, poursuit l’auteure. C’était une femme courageuse qui a travaillé toute sa vie comme institutrice… et une graphomane, comme moi!»
Structure impeccable, échos vertigineux, traces de l’auteure en italique: en cinq portraits de femmes, Les Rêves d’Anna tisse une infinie richesse de thématiques. On est toujours davantage que soi, suggère sa chronologie inversée: toutes sont dépositaires d’un héritage qui les dépasse et les prolonge. Silvia Ricci Lempen trace ainsi les contours d’une sororité choisie, évitant les liens de filiation biologiques pour construire une transmission symbolique.

Une image obsédante traverse les époques et les inconscients: l’impératrice d’un tableau d’Aloïse, vu par Sabine et Gabrielle au Musée de l’art brut. Robe aux couleurs vives, yeux d’amande turquoise, elle figure la liberté – de vivre, de désirer, d’imaginer, hors des normes et des attentes. Tels sont aussi les rêves d’Anna, qui donnent son titre au roman.

«Au début, je voulais d’ailleurs écrire une histoire où toutes feraient le même rêve à travers le temps.» Silvia Ricci Lempen a lu Jung bien sûr, et Freud – au moment d’écrire sa thèse sur l’imagination. Un doctorat en philosophie commencé six semaines après la naissance de sa première fille, achevé quand la seconde a eu 3 ans. De cette époque date aussi son engagement féministe. Elle a suivi son premier mari à Strasbourg (elle y travaillait au Conseil de l’Europe), puis à Lausanne à 24 ans: hors de question d’être femme au foyer. «Le féminisme et ma thèse m’ont sauvé la vie.»

Le poids du père

L’écriture? «Je savais à 8 ans que je voulais écrire. Mais j’ai une histoire d’enfance et d’adolescence compliquée avec mon père, un poids terrible qui me minait toujours.» Elle se lance dans des nouvelles, des poèmes (ceux de Sabine dans
Les Rêves d’Anna), mais il lui faut écrire sur son père avant tout projet d’envergure. Ce n’est qu’après sa mort, en 1984, qu’elle y parvient. Paru en 1992, Un Homme tragique, lauréat du Prix Dentan, est traduit en italien et rencontre un bel écho. Même auprès de ses proches. «Mon frère m’en parle toujours. Ma mère l’avait choisi, cet homme. Nous
pas. Elle m’a lue et a commenté ‘tout est juste, et tu n’as pas tout dit’. Je n’évoque pas toutes les violences psychiques et humiliations qu’elle et nous avons subies.» Un premier succès littéraire, oui, mais «gagné sur ma peau, sur ma douleur».
Sa mère a retrouvé «une vie de liberté après la mort de son mari», enchaîne, touchée, celle qui est aujourd’hui plusieurs fois grand-mère. «Elle est décédée l’an dernier et c’est maintenant que je vois toute sa beauté intérieure et son courage.» Elle lui consacre un très beau texte, à paraître dans le recueil collectif Tu es la soeur que je choisis.

Pour écrire sur son père avec la juste distance, elle a choisi le français – à Rome, la petite Silvia a fréquenté l’école française. Elle a ensuite publié quatre romans dans cette seconde langue maternelle, ainsi que Tu vois le genre. Débats féministes contemporains avec Martine Chaponnière. Jusqu’à ce qu’on lui demande, en 2007, pourquoi elle n’écrit pas en italien. «Est-ce que j’avais peur d’écrire dans la langue de mon père?» Elle peine alors sur un récit qui a pour cadre le Lycée français de Rome dans les années 1960. «Le 4 juillet 2007, j’ai décidé de l’écrire en italien.» Clara Clarissa (2012) marque un tournant, Elle redécouvre tout un univers. «Je suis différente en italien, je pense autrement.»

Silvia Ricci Lempen a écrit Les Rêves d’Anna
en parallèle dans les deux langues: il s’agit de deux versions originales, l’une n’étant pas la traduction de l’autre. Une démarche totalement inédite. «Les tournures, les allusions, ne sont pas les mêmes, reflets de deux univers culturels différents, chacun avec son histoire, ses références, son humour. J’ai modif ié ou supprimé des passages entiers qui ne parlaient pas aux francophones, et vice versa.»

Une vie d’engagement

Se libérer des douleurs de l’enfance lui a ouvert «un réservoir infini d’histoires où puiser. Je me suis détachée progressivement de l’autobiographie, et aujourd’hui toutes les histoires du monde sont les miennes.» Pas seulement celles des femmes.

Lors de la grève de 1991, elle était une figure phare du féminisme romand, alliant travail de terrain et réf lexion théorique. Rédactrice en chef du mensuel Femmes suisses, elle a oeuvré à la création des études genre à l’université de Lausanne, où elle a été professeure remplaçante après un détour par le journalisme culturel.

«Le féminisme a été le fil rouge de ma vie. Je suis émue par l’ampleur de la mobilisation de ce 14 juin. Les jeunes femmes abordent des problématiques inédites.» Il ne s’agit plus seulement de revendiquer l’égalité salariale, mais de remettre en question le système dans son ensemble. Et si l’imaginaire collectif est l’ultime bastion du patriarcat, Silvia Ricci Lempen contribue toujours à en faire reculer les frontières pour raconter une autre histoire.

L’espèce humaine en mouvement à travers cinq destinées
Par Jacques Guyaz, Domaine Public, 2 juin 2019

La plupart des romans sont écrits dans l’ordre chronologique, avec parfois des retours en arrière comme au cinéma. Dans la vie réelle, la mémoire fonctionne très différemment. Elle saute d’une période à l’autre sans ordre et sans avertissement. Notre cerveau n’est pas un livre d’histoire.

Le dernier roman de Silvia Ricci Lempen, Les rêves d’Anna, paru aux Editions d’En Bas, remonte le temps, de 2012 à 1911, et saisit cinq personnages différents, des femmes, jeunes, à différents moments de leur vie. Le lien entre elles est indirect, une transmission floue, incertaine, comme dans toute mémoire.

L’émigration italienne tout au long du siècle précédent est l’un des fils rouges du roman, des campagnes pauvres des environs de Rome avant la première guerre mondiale jusqu’à la Suisse romande, avec un détour par le Tessin et le marais poitevin avant un saut final à Glasgow. Chacun des cinq récits est très différent, mais ce sont toujours des femmes têtues, obstinées qui avancent comme elles peuvent et parfois, mais plus rarement, comme elles veulent, dans le terrible20e siècle.
On le sait bien, les lecteurs de romans sont en grande majorité des lectrices. On pourrait croire que Les rêves d’Anna est encore un livre de femme, pour des femmes. Ce n’est absolument pas le cas. Si le titre n’était déjà pris, il aurait pu s’intituler L’espèce humaine.

Dans son livre sur les camps nazis, Robert Antelme parle de la vie réduite à la simple survie obstinée. Dans son roman, Silvia Ricci Lempen traite de la vie comme une volonté tout aussi obstinée et butée d’avancer, de progresser, même en aveugle, même si l’on ne sait pas très bien quel est le but, quel est l’objectif. L’espèce humaine en mouvement, tel est le thème profond des cinq histoires des rêves d’Anna.

Et puis les hommes sont aussi là, dans le roman, mais plutôt en ombres chinoises. Ils vont et viennent et disparaissent, noyés dans leur vie professionnelle, absorbés par la nécessité de gagner l’argent de la famille. Mais ils sont aussi une indispensable colonne vertébrale ou du moins ils devraient l’être. On finit d’ailleurs par être intrigués par ce mystérieux Moritz qui va et vient au fil du récit. La double culture, italienne et romande – mais non pas française – de l’auteure permet une vision subtile et un peu décalée du machisme ordinaire entre Méditerranée et Léman.

Un des plaisirs de lecture de ce roman passionnant se trouve aussi dans les nombreuses petites digressions que s’autorise l’écrivaine, à l’exemple des pages savoureuses sur la mère de Scarlett O’Hara… Tout le monde a vu Autant en emporte le vent, mais qui a lu le roman de Margaret Mitchell? Ces petits à côtés en forme de clins d’œil ne sont jamais gratuits, mais toujours en lien avec l’évolution de ces cinq femmes. Le lecteur aimerait en savoir encore plus et ne se lasse pas de ce beau roman. C’est ce que nous pouvons dire de meilleur des Rêves d’Anna.

«Ça vaut toujours la peine de vivre»
Par Claudine Gaetzi, Viceversa littérature.ch, 10 juin 2019

Avec Les Rêves d’Anna, on remonte le temps, depuis les années 2000 jusque vers 1900, à travers le destin de cinq femmes, Federica, Sabine, Gabrielle, Clara et enfin Anna, qui est «la plus vivante de toutes parce que c’était la seule qui avait une vie double, la vie normale et celle des rêves». Malgré ce qu’annonce le titre de ce roman, il y est surtout question de la réalité et des difficultés qu’elle implique. Chacun des récits qui le composent sont rédigés à la troisième personne. Pour tous les personnages, la prise de parole est essentielle, dans la mesure où elle leur permet de donner une direction à leur vie. Se taire équivaut à s’effacer, à disparaître, sauf pour Roxani, pas encore née, dont l’histoire, représentée sous forme de pointillés au tout début du volume, reste à écrire.

Dans le premier chapitre, consacré à Federica et situé entre Rome et Glasgow en 2012, c’est par le discours direct que, peu après avoir participé à une manifestation féministe, la jeune femme se rebiffe: «Eh bien, moi je ne veux pas. Salut, je rentre chez moi», déclare-t-elle à son copain qui essayait de la convaincre de se laisser filmer nue en train de pisser sous la statue du pape, prétendant qu’il s’agit d’une provocation artistique ayant plus un plus fort impact politique qu’un groupe de femmes défilant dans les rues. Federica décide alors de partir en Écosse, «pas pour changer le monde, juste pour essayer de changer sa propre vie». Elle trouve là-bas un travail de serveuse dans un pub puis rencontre un jeune étudiant grec. Ils parlent de leur enthousiasme à manifester et de leur difficulté à s’engager – Stavros a abandonné en Grèce son amie enceinte –, mais aussi à obtenir un travail correspondant à leur niveau de formation. Seuls les propos du jeune homme sont retranscrits, tandis qu’on devine en filigrane ceux de Federica, comme si, en tombant amoureuse, la jeune femme perdait la parole. Mais peut-être y trouve-t-elle son bonheur?

Suit l’histoire de Sabine qui, comme Frederica, manifestait à Rome. Étudiante à Lausanne en théologie dans les années 1980, elle est tombée amoureuse de son professeur; la banalité de cette relation est compensée par les étonnantes confidences que lui fait la femme de son amant. Son récit achevé, l’épouse malheureuse décide de divorcer, comme si la parole l’avait libérée du poids du passé. Avec Gabrielle, on découvre la manière cruelle dont les relations homosexuelles étaient réprimées dans les milieux bourgeois vers 1960, puis, avec Clara, dont le nœud du récit est situé autour de 1920-1930, on comprend combien pèsent les conventions sur le destin des jeunes femmes. La surveillance et les manipulations qu’elles subissaient, les interdits auxquels elles étaient confrontées, leur laissaient fort peu d’issues: révolte et rupture avec le milieu familial ou ruses pour vivre leurs passions en secret. Mais, souvent, il leur était difficile d’être conscientes de leurs sentiments et de leurs désirs, et par conséquent presque impossible de les exprimer. Comme si être vivante était socialement dangereux…

Le dernier chapitre relate l’histoire d’Anna, née à Rome au début du XXe siècle puis émigrée à Genève, qui s’oppose à son père pour imposer ses propres choix: ne pas être enfermée avec des religieuses à l’esprit rigide et obtus pour étudier des matières inintéressantes et épouser l’homme qu’elle aime. Anna a une riche vie intérieure, elle fait des rêves fascinants, dont elle parle plus volontiers que de ce qui lui arrive en réalité. Cet accès à son imaginaire lui donne une capacité de résistance et une vitalité hors du commun.

Silvia Ricci Lempen met en scène des femmes de différents milieux et époques, dont, pour quelques unes, l’existence tient de la survie. L’une d’entre elles, même, se suicide, malgré le soutien que sa famille d’accueil s’efforce de lui apporter. Le lien entre les différentes parties paraît parfois un peu artificiel, chacune des protagonistes étant amenée par les circonstances à rencontrer la figure principale du chapitre suivant, et comme on recule dans le temps, la construction fonctionne plutôt sur le principe de l’enchaînement que de l’entrelacement. Toutefois, l’un des intérêts du roman est la diversité des circonstances et des événements auxquels sont confrontées les personnages principaux, ainsi que de nombreux personnages secondaires. Tous sont toujours justement décrits et mis en valeur.

Ni mélodramatique, ni accusateur, ni même revendicateur, ce roman dresse une série de portraits qui montrent les difficultés qu’on peut éprouver à se réaliser, quelles que soient notre origine et les injonctions de l’époque. Ce vaste tableau social, fondé sur un important travail de documentation, s’il est focalisé sur des personnages féminins, prend aussi en compte différents aspects historiques qui concernent hommes et femmes, tels les difficultés économiques et le chômage, les déplacements de personnes en quête d’un asile, le mouvement des Indignés, les grèves ouvrières et les manifestations antimilitaristes – dont les événements de Plainpalais en 1932 – et, de manière plus générale, les conditions de vie tant dans les quartiers populaires que bourgeois. Le souci du détail, la préoccupation de justesse et de réalisme, ralentissent ou alourdissent par moments le récit, mais chacune des histoires est suffisamment intrigante pour qu’on soit entraîné dans la lecture, car, comme l’affirme Clara: «Et pourtant tu sais, ça vaut toujours la peine de vivre, on ne sait jamais ce qui peut arriver.»

Au fil des pages du roman, dans des passages signalés typographiquement par de l’italique, l’écrivaine intervient, montrant de quelle manière ses recherches l’ont amenée à se déplacer et à faire des rencontres. Le roman comporte une part autobiographique, on le saisit également en lisant les remerciements présentés en annexe. Certains personnages ont été inspirés par des proches, qui sont explicitement cités.
À Glasgow, l’autrice note: «La vie des autres m’envasait les veines, boueuse, pierreuse, pleine de sous-entendus obscurs.» À Lausanne, elle évoque une rupture amoureuse qui a eu lieu là même où deux de ses personnages mettent fin à leur relation. À Niort, dans une sorte de transe hypnotique, elle éprouve une profonde détresse, qu’elle a le sentiment d’avoir éprouvée, qu’elle assimile au désespoir d’une jeune fille qui se sait condamnée à un amour impossible. Elle s’interroge sur la violence des émotions qui l’ont saisie lorsqu’elle a vu le film Hours de Stephen Daldry, et l’on comprend que les thèmes de la maternité difficilement assumée et du suicide la touchent intimement. Tandis qu’elle traque à Genève le fantôme de Clara, elle est assaillie par des souvenirs désagréables et remarque avec amertume: «Oui, bon, mais tout ça, ça ne m’est que moyennement utile […].» Elle se rend à Carpineto, où sa propre grand-mère est née, elle essaie «d’apprendre quelque chose sur Anna» et constate que «plus personne au monde ne pouvait [lui] répondre». Tous ces passages discursifs font ressentir, que, pour la romancière, comme pour ses personnages, la parole joue un rôle crucial. Et ils démontrent que, s’il s’agit bien d’une œuvre de fiction, l’autrice a dû, pour l’écrire, recourir autant à des sources historiques que puiser dans son imagination et son vécu, ce qui confère à son œuvre force et profondeur.

Anna et ses soeurs
Par Catherine Dubuis, Bulletin du Cercle littéraire de Lausanne, septembre 2019

Six ans après Ne neige-t-il pas aussi blanc chaque hiver, paru en 2013 aux Editions d’en bas, Silvia Ricci Lempen nous revient avec un ample et frémissant roman, Les Rêves d’Anna, aux mêmes Editions. Placées sous le regard aveugle et bleu d’Aloïse, figure baroque du destin, cinq femmes nous parlent, ou nous sont contées, à un moment crucial de leur existence. On passe d’une histoire à l’autre via des liens souvent assez lâches, mais qui suivent le fil de la tendresse, offerte ou refusée. Il serait trop long de détailler ici ces liens. Disons simplement que deux d’entre ces héroïnes choisiront d’entrer dans une famille d’élection, bien plus aimante que leur clan génétique. Et derrière elles nous nous glisserons dans l’intimité d’une nouvelle figure féminine.

Nous voyageons aussi de pays en pays à la suite de ces femmes. Blessées dans leurs besoins affectifs, certaines choisissent le dépaysement, à l’image de Federica l’Italienne, qui opte pour l’Ecosse afin d’oublier la muflerie de Michele, mais plus encore l’abandon de Sabine. Sabine, la Lausannoise, qui sera la protagoniste de la deuxième « histoire », essaie de rompre avec Moritz, son professeur de théologie, et rencontre sans le vouloir la femme de ce dernier, Gabrielle, qui sera la troisième protagoniste. Gabrielle la Française, originaire de Niort, ne se remettra jamais de la mort de Lucille, son seul grand amour. Elle se réfugiera chez Clara, la Tessino-genevoise, qui a accueilli Lucille et qui sera la seule à apaiser un peu son immense tourment. Clara, quatrième héroïne, abandonnée par sa mère et élevée par sa tante, ira à son tour se lover dans l’amour d’une famille d’élection, celle d’Anna, qui clôt le roman. Anna, l’Italienne boucle la boucle et rejoint Federica par-dessus les années. Sans oublier l’énigmatique Roxani, dont le destin encore à écrire ouvre le roman.

Cependant, chemin faisant, nous remontons le temps, au lieu de le descendre. Nous passons ainsi de 2032 (page blanche) à 1917, en pleine Grande Guerre en Italie. Mais la puissance du flux narratif est telle que nous recevons la figure d’Anna, laquelle d’ailleurs donne son titre au livre, comme le réceptacle de toutes les vies qui l’ont précédée (dans la narration), lourde et riche de toutes les expériences de ses sœurs en existence. Anna et ses rêves contiennent tout le récit et l’éclairent rétrospectivement. Du point de vue thématique, on peut dire que ce qui meut tous ces personnages, c’est l’amour, ou plutôt le besoin que l’amour porte en lui et qui n’est jamais comblé. De plus, l’amour et le sentiment lancinant du manque s’accompagnent du manque des mots. Et là, on touche au problème de la création, qui est toujours présent dans les livres de Silvia Ricci Lempen. Anna fait un rêve où des masques « essayaient de parler avec leurs bouches ouvertes, mais ils n’y arrivaient pas ou, plus exactement, ils arrivaient à articuler des mots, mais c’étaient des mots vides, sans le son. Il y avait une phrase, LES MOTS MANQUENT, qui était pour ainsi dire la pensée du rêve. Je me suis réveillée quand quelqu’un a pensé cette phrase, mais je ne sais pas qui est ce quelqu’un qui l’a pensée. » (pp.370-371). Anna ne le sait pas, mais nous pouvons nous douter que ce quelqu’un est le narrateur, ce narrateur qui surgit dans le cours du récit, et dont la parole italiquée lance souvent un nouveau thème, comme le chef d’orchestre pointe de sa baguette les musiciens de son ensemble. Je pense au motif grec dans la partie « Federica », ou celui de Carpineto dans la partie « Anna », motifs étroitement reliés à une expérience vécue par le « je italiqué ». Maints autres moyens narratifs viennent chamarrer ce beau roman : le passage du récit-je au récit-elle, les extraits de journaux intimes, le dialogue, les lettres, le récit autobiographique. Tout cela se fondant dans la pâte fluide et plastique d’une narration rythmée qui nous amène avec bonheur à plonger dans les rêves d’Anna, couronnement du roman. 

Cinq femmes puissantes
Par Julien Burri, Le Temps, 3-4 août 2019

L’écrivaine féministe Silvia Ricci Lempen publie «Les Rêves d’Anna», fresque ambitieuse sur cinq femmes, déroulée sur un siècle

Passant d’une époque à une autre, Les Rêves d’Anna suit le destin de cinq femmes entre Glasgow, le marais poitevin, Bellinzone et Genève… On y découvre notamment l’histoire de Federica, jeune Romaine qui devient barmaid à Glasgow en 2012 pour oublier une rupture. Ou Sabine, étudiante en théologie à Lausanne dans les années 1980, qui cherche à aborder la Bible d’un point de vue féministe. Anna, elle, se lie d’amitié avant la Première Guerre mondiale avec Emmanuella, dans un pensionnat religieux romain. Le lecteur passe d’une histoire à l’autre en remontant le temps, entre 2012 et 1911.
La structure ambitieuse des Rêves d’Anna s’inspire du film The Hours, de Stephen Daldry, sorti en 2002. C’est une fresque sur la féminité traversée par l’image fugitive d’une géante flamboyante tout droit sortie des dessins de l’artiste d’art brut lausannoise Aloïse Corbaz, décolleté «large comme un bateau», bouche «en forme de fraise», «deux amandes bleues à la place des yeux»…

L’entreprise romanesque impressionne par son ampleur. Elle se double d’une réécriture. En effet, l’auteure a, en parallèle à la version française, écrit une version italienne de son propre roman, dont la parution est prévue pour la fin de l’année aux Editions Vita Activa à Trieste. Un projet monumental, mais auquel il manque parfois le frémissement de la vie, et qui peine à captiver le lecteur.

Le livre précédent de la Lausannoise Silvia Ricci Lempen, Ne neige-t-il pas aussi blanc chaque hiver? en 2013 (publié lui aussi aux Editions d’En bas) nous avait passionné. Virtuose dans sa construction, il était plein d’émotion, creusait déjà les vertiges du temps, suivait le flux des pensées de personnages dont les points de vue s’enrichissaient les uns les autres.

Dans Les Rêves d’Anna, l’auteure laisse moins de place à l’imaginaire du lecteur. Le livre raconte les sentiments de ses personnages, plutôt que de laisser au lecteur le loisir de les deviner, de les ressentir. Les personnages sont créés avec soin mais ne par- viennent pas à se départir de la rigidité des idées politiques, sociales ou historiques, qu’ils sont chargés d’incarner. On aurait aimé que l’auteure oublie ses recherches documentaires, pour donner plus de chair à Federica, Sabine, Gabrielle, Clara et Anna.

Une transmission s’opère tout de même, une tendresse, une sympathie entre ces femmes, par-delà le temps. Quelque chose de doux et de triste. Cent ans de solitude féminine… En face de ces héroïnes fortes mais blessées, les personnages masculins paraissent veules, machos, peu consistants. La tendresse n’est plus dans le couple homme-femme, mais développée entre les femmes.

On retiendra la générosité de l’auteure, son amour pour ses personnages, le lien sororal qu’elle entretient avec eux. Et l’écriture de Silvia Ricci Lempen continue de fasciner par sa capacité à créer des images, son humour parfois caustique: «Elle était consentante, même si ce garçon un peu empâté, avec un teint de reblochon et des cheveux blondasse, lui inspirait une légère répugnance, comme s’il était de la matière sans esprit.»

Complexifiant un feuilletage narratif déjà riche, Silvia Ricci Lempen intervient dans son récit par de brefs passages en italique, mettant en scène sa propre vie et l’écriture de son roman. Le dernier de ces passages est bouleversant. C’est peut-être cela, en fin de compte, le roman que nous aimerions lire, et qui n’apparaît qu’en filigrane au long de ces 400 pages. Le roman de son auteure.

Les rêves d’Anna
Silvia Ricci Lempen et bien d’autres femmes

Par Lucienne Bittar, Revue Choisir, janvier-mars 2020

S’inspirant de son vécu et de nombreuses recherches menées souvent sur le terrain, Silvia Ricci Lempen aborde dans Les rêves d’Anna la question de la condition féminine dans l’Europe des XXe et XXIe siècles. On ne peut qu’être conquis par la richesse de la plume de la romancière italo-suisse et par sa capacité à entrer dans l’imaginaire personnel et culturel de ses personnages. Un processus d’acculturation sur cinq ans, qu’elle nous a décrit lors d’un entretien.



Se retrouver dans le fil du récit des Rêves d’Anna demande un certain effort. Cela tient à la construction même du roman, dont la « flèche du temps file à l’envers » (quatrième de couverture). Au fil des pages, au travers le destin de cinq femmes unies les unes aux autres par un bout de leur histoire, nous reculons de l’an 2012 à la Grande Guerre. Il nous faut ainsi, à chaque nouvelle partie du livre, débuter en quelque sorte un nouveau roman, découvrir une héroïne, un contexte, nous adapter à un style d’écriture différent (ce qui rend ce roman captivant !) et reconstruire le puzzle pour relier l’histoire à celle qui la précède.

Si l’amour, la sexualité, la maternité, l’amitié, et plus largement la place des femmes dans une société pa­triarcale, imprègnent le roman, la réalité historique du siècle passé, avec ses guerres, ses migrants, ses questions religieuses, l’habite tout autant, conférant à chaque chapitre une tonalité particulière. « Les tran­ches de vie, en effet, sont écrites selon l’époque du personnage, ex­plique l’auteure. Il n’y a aucune me­sure entre le style d’écriture contem­porain, avec son rythme narratif rapide, que j’ai adopté pour la pre­mière partie du livre consacrée à Federica, une jeune femme d’au­jourd’hui, et celui, plus lent, plus intériorisé, que j’ai utilisé pour le récit d’Anna ­ qui vit au début du XXe siècle ­ qui clôture le livre. »

La romancière confie que l’idée de ce roman l’habitait depuis long­temps. «J’avais écrit il y a quelques années une nouvelle à partir du vécu d’une Italienne que j’avais ren­contrée. Cela m’a donné envie d’explorer des histoires non dites de femmes, de rechercher ce qu’elles avaient en commun. Quand on vieil­lit, on est parfois gagné par la mé­lancolie. J’ai préféré pour ma part me tourner vers les jeunes femmes, celles d’aujourd’hui et d’hier, pour visiter leur manière d’entrer dans le monde, de s’insérer dans leur mi­lieu, de s’approprier le présent à partir des cartes qui leur sont distri­buées. J’avais aussi envie de réparer la forte prédominance des person­nages masculins dans la littérature européenne, même si c’est en train de changer comme le montre l’im­mense succès de la saga de l’Ita­lienne Elena Ferrante.»

Identités plurielles

Avec Les rêves d’Anna, Silvia Ricci Lempen poursuit ainsi l’exploration de thèmes qui lui tiennent à cœur : le patriarcat et le féminisme bien sûr,3 comme ancienne rédactrice en chef de la revue Femmes Suisses, mais aussi l’immigration et les identités plurielles en tant qu’italo­suisse,4 ou les questions de sens et la théologie comme philosophe et veuve d’un pasteur lausannois. « Dans ma post­face italienne [voir encadré], je dis que ce livre est une diffraction de mon univers. Pour chaque personnage, il y a quelque chose de moi. Pour le récit d’Anna, je me suis beaucoup reposée sur les mémoires de ma grand­mère, originaire de Carpi­neto. Pour Sabine, une étudiante en théologie à Lausanne qui vit une relation amoureuse avec un profes­seur, je me suis sentie légitimée d’écrire son histoire du fait de ma propre expérience affective d’épouse de pasteur. Il n’y a rien de particulier, par contre, qui me rapproche de Gabrielle, si ce n’est que j’ai beau­coup souffert moi­même du pouvoir paternel5 et d’une mère incapable de s’y opposer. Au final, celle qui m’a donné le plus de difficulté, c’est Federica, la plus contemporaine. Personnellement, je suis du genre plutôt engagé sur le plan profes­sionnel et politique, j’ai fait des études poussées en philosophie à Genève et, à l’instar des gens de mon époque, j’ai pris la vie à bras le corps. Cela m’a été très difficile d’entrer dans la peau de cette jeune fille un peu inconsistante, qui man­que de motivation et qui a de la peine à prendre des décisions. Son plus grand acte d’héroïsme c’est d’émigrer à Glasgow où elle devient serveuse ! »

Reste que mis à part tante Manu, une figure parallèle intéressante et forte qui a pris sous son aile, et ne l’a jamais lâchée, sa petite nièce Clara abandonnée par sa mère, et Anna, qui a la chance de partager avec Raffaele une histoire d’amour qui dure et un même désir de s’en­gager pour le bien de l’humanité, les héroïnes de Silvia Ricci Lempen sont des femmes peu épanouies, qui se battent et se débattent, certes, mais qui ont de la peine à briser leurs lourds carcans.

Variété des sources

Si le propre vécu de l’auteure s’est révélé utile pour alimenter la narra­tion, il lui a fallu évidemment puiser dans bien d’autres sources pour en­trer dans la peau de ces femmes, dans leur vie intérieure et leur environne­ment. Car Les rêves d’Anna nous mène, comme en autant de tableaux, à travers le temps et les migrations de ses personnages d’un quartier popu­laire de Glasgow, à Lausanne, Genève ou Bellinzone, en pas sant par Carpi­neto Romano et Niort, petites villes italienne et française.
Pour ce qui est de la restitution des événements, de l’atmosphère, des décors, Silvia Ricci Lempen explique n’avoir rien laissé au hasard. « Je me suis rendue à Glasgow à la recherche d’un quartier intéressant pour y faire vivre Federica. Les parties qui se déroulent à Genève, que je con­nais bien pour y avoir étudié, étaient plus faciles à aborder, mais je n’avais pas pour autant connu la ville dans les années 30 ! Je suis donc allée aux Archives de la vie privée à Carouge, où j’ai trouvé une foule d’informa­tions, de détails sur la vie quoti­dienne à Genève dans ces années­là. Quand je décris le logement d’Anna et de Raffaele à Saint­Gervais et que je parle d’un linoleum couleur mou­tarde, je m’inspire de photos d’épo­que. Pour la scène de la fusillade de novembre 1932, j’ai dû mener beau­coup de recherches, notamment au musée du Vieux Plainpalais, pour reconstituer les faits et m’imprégner des lieux. Une fois que c’était clair pour moi, il m’a fallu me dépouiller de cette connaissance, pour traduire de façon vraisemblable les événe­ments à travers les yeux d’une ado­lescente de 13 ans qui se trouve prise dedans, sans rien y comprendre ! »

Le résultat est indéniablement une réussite. Ces portraits de femmes touchent, interrogent et soulignent l’importance de la transmission de la mémoire pour comprendre sa pro­pre histoire.


Audio

Geneviève Bridel parle des Rêves d’Anna dans l’émission Le Trio sur RTS La Première, samedi 5 février 2021.

Dialogue entre Silvia Ricci Lempen et Odile Cornuz,© Journées Littéraires de Soleure, 2020

Lecture, © Journées Littéraires de Soleure, 2020   

Caractères, Espace 2, le 16 juin 2019, avec Anik Schuin et Jean-Marie Félix.