Inventai dunque una me stessa che voleva un'aggiunta al mondo J'inventai donc une autre moi-même qui voulait un ajout au monde
Anna Maria Ortese

Silvia Ricci Lempen, écrivaine, scrittrice

J’écris. J’ai écrit, j’écris, j’écrirai. Je raconte des histoires. Je me bagarre avec les idées. J’écrivais, je suis en train d’écrire, j’aurai écrit.
Scrivo. Ho scritto, scrivo, scriverò. Racconto storie. Mi accapiglio con le idee. Scrivevo, sto scrivendo, avrò scritto.

Cara Clarissa, (roman en français)

Editions d’En-Bas, 2023

« C’était il y a tellement d’années, mais pendant tout ce temps il ne s’est rien passé, seulement le doux et implacable dévidement de la vie. »

Est-ce que c’est un signe ? Un matin d’été pareil à tous les autres Giulia aperçoit un moineau mort dans la piscine de sa villa cossue de Zollikon. Un signe de quoi ? Aucun malheur ne la menace, son mari la porte toujours comme un diamant à son doigt, ses fils volent de leur propres ailes vers la réussite et au jardin ses rosiers moirés scintillent au soleil. Mais c’est le passé qui la rattrape quelques heures plus tard, sous la forme du prénom écrit sur le badge de la jeune stagiaire qu’elle croise en allant déjeuner dans un hôtel élégant de Zurich.

C’était il y a quarante ans, pendant l’année scolaire 1966-1967, quand elle prenait des cours de théâtre au lycée français de Rome et avait peut-être encore une chance de ne pas laisser filer sa vie comme une balle en caoutchouc sur un toboggan. Qu’est devenue Clarissa, l’ardente jeune fille tragique qui ambitionnait de faire une carrière d’actrice ? Qu’es devenu Karol, l’élève surdoué polonais, beau comme un prince ? Avec Fiammetta et Daniel, ils étaient les quatre protagonistes des aventures déchirantes de l’adolescence, auxquelles Giulia, cinquième roue du char, se limitait à assister.

Cara Clarissa, écrit-elle sur une feuille, mais la lettre n’avance pas, aucune phrase ne sonne juste, et d’ailleurs Clarissa existe-t-elle encore quelque part dans le monde ? La lettre pourrait bien finir par partir.

Le parcours littéraire de Silvia Ricci Lempen est intimement lié à son bilinguisme. Italienne de naissance et Suissesse d’adoption, elle a commencé par publier en français un roman autobiographique, Un Homme tragique (L’Aire, 1991, Prix Michel-Dentan), traduit ensuite en italien. Plusieurs livres et quelques autres prix plus tard, elle s’est lancée dans l’écriture en parallèle de deux versions originales d’un même roman, en français et en italien : I sogni di Anna (Vita Activa, 2019, Prix suisse de littérature 2021) et Les Rêves d’Anna (en bas, 2019, Prix Alice Rivaz). Cara Clarissa, est la traduction française d’un roman publié d’abord en italien.


On ne badine pas avec Silvia Ricci Lempen

Par Thierry Raboud, La Liberté, 18 mars 2023

Traduction » Dans Cara Clarissa, désormais traduit, l’écrivaine née à Rome entrelace les époques avec brio pour ressusciter l’ardeur adolescente derrière la banalité bourgeoise.

C’est le topos de la désespérance dorée, sauce zurichoise. Epouse d’un commerçant en vue dont les boutiques de lingerie fine fleurissent à travers le monde, Giulia flotte dans un ennui sans remous, impavide et vaguement heureuse, chérissant ses rosiers comme sa fierté: «Si Dieu existe, il est content de moi.»

Puis soudain, un petit rien. Un moineau mort dans la piscine de leur villa cossue de Zollikon, un prénom sur le badge d’une employée de l’hôtel chic où elle déjeune… Et le passé ressurgit, irrésolu.

Très sensoriel, fondé sur la puissance de la réminiscence et la forme spirale du temps, c’est un roman éminemment proustien que signe Silvia Ricci Lempen avec Cara Clarissa. Née à Rome, installée en Suisse romande dès la vingtaine, l’autrice a écrit ses premiers romans en français avant de revenir à sa première langue pour celui-ci, paru en italien en 2012 et désormais traduit, fort subtilement, par Véronique Volpato. Un métissage culturel et linguistique qui sera aussi à l’œuvre dans Les rêves d’Anna (2019), ambitieuse fresque écrite parallèlement en français et en italien, qui vaudra à l’écrivaine le Prix Alice Rivaz dans une langue et un Prix suisse de littérature dans l’autre.

Teinté d’autobiographie, ce Cara Clarissa mettait également en scène l’entre-langue, en ouvrant dans le morne tableau zurichois une parenthèse de passé romain. Seule dans sa résidence de Grindelwald, engoncée dans une mélancolie tabagique qui n’apaise pas son agitation intérieure, la narratrice Giulia commence une lettre à cette Clarissa et remonte le fil de sa mémoire jusqu’aux années 1960, alors que les deux adolescentes, élèves du lycée français de la capitale italienne, suivent un cours de théâtre qui ne badine pas avec l’amour.

Amitié ambiguë entre cette autre, double brillant brûlant les planches et dévorant l’existence, et cet ancien soi, «encore loin de me douter que la vie était faite non pas d’événements mais de signes». Dans la petite troupe, quintette ardent et chancelant, se nouent des relations profondes teintées de tragique dont le souvenir traversera les ans.

Au gré de cet enchâssement temporel, très habilement construit même si les pages romaines, qui excellent à faire ressurgir l’atmosphère de la Ville éternelle, sont parfois un peu longues, on retrouve ces personnages féminins très approfondis, emblématiques du travail de l’autrice. L’occasion d’un regard sans concession sur «la majesté d’un mari convaincu d’être le soleil dans le système solaire», promenant sa femme «comme un diamant à son doigt» – où la condition féminine est interrogée dans toute sa complexité et ses contradictions d’une époque à l’autre.

Oui, derrière l’ironie faussement légère de son cadre narratif, ce roman de sens et de signes parvient, avec style, à éclairer ce gouffre intérieur qui hante une destinée échouée dans la banalité bourgeoise: celui, vertigineux, du remords de n’avoir pas vécu. Pas plus qu’avec Musset, on ne badine avec Silvia Ricci Lempen


Les Promesses trahies

Par Anne Pitteloud, Le Courrier, 24 février 2023

Dans le magnifique Cara Clarissa, de Silvia Ricci Lempen, Giulia se remémore sa jeunesse ardente dans la Rome des années 1960.

«Cara Clarissa», commence Giulia, et son stylo reste en suspens. Qu’écrire à cette amie d’adolescence, existe-t-elle seulement encore quelque part? «Cara Clarissa», reprend-elle. Depuis qu’elle a vu le prénom «Dora» inscrit sur le
badge de la jeune employée du restaurant, les souvenirs affluent. Dora, c’était la gouvernante de Clarissa, qui l’a élevée alors que son père diplomate travaillait et que sa mère, ancienne chanteuse à succès, sombrait dans la dépression. Giulia vacille, les souvenirs affluent, elle se revoit vibrante et fascinée dans le sillage du quatuor brûlant formé par Clarissa et Fiammetta, Karol et Daniel, lors de cette année scolaire 1966-1967
au lycée français de Rome. C’était il y a quarante ans.

«Cara Clarissa», recommence Giulia. Et cette lettre impossible à sa jeunesse disparue, à ses rêves intenses et !ous, prendra « nalement la forme de ce roman poignant et nostalgique publié par Silvia Ricci Lempen en italien en 2012, et aujourd’hui traduit par Véronique Volpato – et non par l’autrice elle-même, qui avait écrit, rappelons-le, deux versions des Rêves d’Anna et reçu un Prix suisse de littérature en 2021 pour l’italienne.

Sentiments électriques

Engagée, féministe, Silvia Ricci Lempen signe avec Cara Clarissa, un somptueux récit des illusions perdues et des promesses trahies en prenant le point de vue de cette femme vieillissante qui se retourne sur sa jeunesse. Au-delà des inévitables regrets, les remémorations de Giulia seront le prélude d’une prise de
conscience et d’une nouvelle sérénité, une manière émouvante de boucler la boucle.

Mariée au riche Hugo dont elle a eu deux garçons, Giulia vit dans leur villa de Zollikon, commune huppée au bord du lac de Zurich. La découverte d’un moineau mort dans la piscine, puis la rencontre fortuite avec Dora, viendra lézarder la lisse façade de son quotidien désoeuvré. Mue par le besoin de faire un pas de côté, elle se réfugie dans le chalet familial de Grindenwald. En contraste avec ses jours décousus, alors qu’elle recommence à fumer en ce mois de juillet solitaire, les images et les émotions qui affluent vibrent
d’une intensité folle, propre à cet âge de tous les possibles.

Pendant leur année de terminale, ils répétaient On ne badine pas avec l’amour de Musset sous la houlette de la dure Mme Thespy. Clarissa campait Camille, amoureuse de Perdican (Karol) tout comme Rosette (Giulia), qui meurt à la fin. Et le drame de résonner avec leurs attirances, leurs émotions à vif, leurs sentiments électriques qui s’entrechoquent tandis qu’ils découvrent aimantés la «nature obscure de l’amour».

Etablie à Lausanne, Silvia Ricci Lempen a elle-même grandi à Rome et étudié au lycée français dans les années 1960, à la veille de la révolution de Mai 1968, alors que les femmes étaient encore davantage corsetées par les conventions. Lyrique et f lamboyante, ample, nostalgique, parfois déchirante, son écriture semble vouloir faire exploser ces limites pour retrouver l’élan vers l’absolu de l’adolescence, cette soif qui prenait la forme de l’amour ou d’un appel irrésistible vers l’ailleurs.

Clarissa la tragédienne

Car Giulia, si rangée, attendait elle aussi «la chevauchée des Cosaques, la danse des morts, l’arrivée du navire venu de l’autre bout du monde». «A l’époque, je sentais l’oiseau dans mon coeur, l’oiseau vivant qui battait des ailes dans mon coeur», se souvient-elle, tandis que l’image du moineau mort diffuse son noir présage. Qu’est devenu le beau Karol dont elle et Fiammetta étaient amoureuses? L’ardente Clarissa, qui avait l’envergure d’une tragédienne, est-elle à présent comédienne? Convoquant le tourbillon sensible des réminiscences, Silvia Ricci Lempen se demande ce que deviennent les promesses de l’aube. «Quand je repense à l’excitation de ces jours là, à ce soleil, à cette odeur d’herbe qui nous chavirait le coeur, à l’amour et à ce spectacle théâtral qui préfigurait à la fois l’avenir immense et l’écoulement du temps, je me demande à partir de quand le futur m’est apparu comme déjà advenu.» Telle est l’interrogation, universelle, qui court en filigrane de ce beau roman.


Une jeunesse romaine qui embrase la mémoire

Par Claire Jaquier, Le Temps, 18 mars 2023

Silvia Ricci Lempen met
en scène une bourgeoise
se consumant dans une vie trop lisse, mais qui se surprend à oser

Giulia, la cinquantaine, épouse oisive d’un homme enrichi dans le commerce de luxe international, se regarde vivre dans leur villa, sur les rives du lac de Zurich. Férocement ironiques, les premières pages du roman livrent une vive satire de la bourgeoise qui s’ennuie, d’autant plus ravageuses que le récit est à la première personne. Faisant le tour de sa roseraie, Giulia coupe les fleurs fanées: «J’aime ce bruit, la morsure du sécateur. Je me vois du dehors, Dieu que je suis belle, avec cet élégant mouvement du poignet, précis, avec mes cheveux qui brillent au soleil.» Elle nous devient peu à peu sympathique, cependant, lorsque, cessant de caresser «la peau soyeuse de [s]es mollets», elle s’avoue à elle- même qu’elle est en train de sombrer, jetant sur sa vie trop lisse un regard sans concession.

Giulia décide ainsi de qutter la villa cossue de Zollikon pour une brève retraite dans le chalet familial de Grindelwald. Elle y passe une nuit blanche à se regarder dans le miroir des temps vécus – l’adolescence à Rome à la fin des années 1960, la vie avec son mari Hugo et leurs deux fils, l’âge mûr qui lui paraît soudain terriblement vide et fade. L’intensité de la jeunesse, souvent un peu théâtrale, les drames de l’amitié, la fougue et les tremblements des désirs naissants: tout remonte des années vécues au lycée français de Rome.

Quarante ans ont passé, et ne semblent avoir rien effacé: ni les prénoms et les allures des camarades, ni les aventures naissant du moindre événement, ni le souvenir des ambiances urbaines, ni non plus la soumission aux codes et attitudes imposés par la société de l’époque. Les filles suivent les garçons en se cachant, les prennent en filature, pouffent d’un «petit rire nerveux et stupide», alors qu’eux sont happés par la vie devant eux: «Elles tournent en rond comme des souris en cage, tandis qu’à l’extérieur ils poursuivent leurs projets, fouttent leur cheval et laissent une trace dans l’espace.» Giulia a connu cependant cette densité inquiète propre à l’adolescence, portée par l’amitié qu’elle vouait à Clarissa, sorte de tragédienne née.

L’espoir d’un rebond

En une nuit se joue pour Giulia une singulière expérience: le récit bouscule la chronologie et provoque la collision des souvenirs, des rêves, des «démons» que la vie intérieure suscite. La femme mûre comprend les métamorphoses que l’âge fait subir au temps vécu: à l’adolescence, il était ouvert sur l’inconnu, il se dilatait en moments tactiles, bulles d’absolu et de sensations neuves – ainsi cette promenade dans Rome sous la pluie, Giulia touchant le corps de Clarissa. Puis il se transforme en passé, en ressource mémorielle, il n’est plus trajectoire projective mais scénario écrit.

Poignant, l’espoir d’un rebond, d’un nouveau départ ou d’une vie alternative s’accroche pour Giulia à un hasard objectif, ce genre de coïncidence très romanesque que la littérature rend parfois vraisemblable. L’improbable advient, en effet: Giulia a cru reconnaître des traits connus sur le visage d’une jeune femme croisée à Zurich. C’est Dora, la fille de son amie romaine. Commençant une lettre par «Cara Clarissa,» elle est tentée de se prouver que «la vie, avec sa joie» n’a pas disparu dans le confort d’une existence rangée et conformiste. On ignore si la lettre atteindra sa destinataire.

Silvia Ricci Lempen, écrivaine bilingue, a vécu elle aussi sa jeunesse à Rome: c’est, logiquement, en italien qu’elle a écrit ce roman nostalgique, publié en 2012 avant qu’il ne soit traduit en français. !



La jeunesse a peu d’armes

Par Géraldine Savary, FEMINA, 29 janvier 2023

«On peut apercevoir, à la mâchoire raidie d’un seul coup, aux yeux trop dilatés, que la personne a avalé tout rond les tessons de sa confiance brisée.» Rien que pour cette phrase, il est de grande nécessité de lire le livre de la romancière Silvia Ricci Lempen. «Cara Clarissa,» commence à Zollikon et glisse vers Rome, ses places, ses bars, ses rues polluées par le trafic. La narratrice bien installée dans sa vie est plongée dans son passé, et se rappelle des amis aimés, en particulier Clarissa. On dirait l’histoire des Finzi Contini : la jeunesse a peu d’armes quand la vie les malmène.»