Inventai dunque una me stessa che voleva un'aggiunta al mondo J'inventai donc une autre moi-même qui voulait un ajout au monde
Anna Maria Ortese

Silvia Ricci Lempen, écrivaine, scrittrice

J’écris. J’ai écrit, j’écris, j’écrirai. Je raconte des histoires. Je me bagarre avec les idées. J’écrivais, je suis en train d’écrire, j’aurai écrit.
Scrivo. Ho scritto, scrivo, scriverò. Racconto storie. Mi accapiglio con le idee. Scrivevo, sto scrivendo, avrò scritto.

Libres, les artistes? (la vérité sort de la bouche des guérillas)

Contribution à la publication sur CD Rom issue du Forum des Artistes de Bienne, 15-18 septembre 2005.

A l’origine, ce texte n’était pas prévu au programme. C’est seulement en se rendant compte que le sommaire manquait cruellement de signatures féminines que les responsables de la publication m’ont demandé une contribution. Je me suis félicitée de cette prise de conscience et j’ai accepté avec plaisir, non sans repenser aux affiches des Guerilla Girls exposées dans le cadre de l’édition 2005 de la Biennale d’Art contemporain de Venise. Les Guerilla Girls sont un groupe de plasticiennes américaines dont les œuvres dénoncent sur le mode ironique la faible place occupée par les artistes femmes et par les artistes de couleur des deux sexes dans le système de l’art contemporain. Elles ont notamment dressé une liste désopilante des avantages liés à la condition de femme artiste, par exemple «travailler sans la pression du succès», « disposer d’une sortie de secours par rapport au monde de l’art grâce à vos quatre petits boulots alimentaires» ou « ne pas avoir à supporter l’embarras de vous entendre qualifier de génie».

On pourrait dire, en les pastichant, qu’un des privilèges dont jouissent les écrivaines, contrairement aux écrivains, consiste à ne pas devoir continuellement se creuser la tête pour formuler des idées intéressantes sur l’état de la culture en général, et de la littérature en particulier, vu que, pour leur plus grand bonheur, il est rare qu’on leur demande leur avis. Mais mon propos n’est pas ici – en tout cas pas principalement – de délivrer une profession de foi féministe. Mon propos est plutôt, en partant de cet exemple, de dépoussiérer quelque peu la notion de liberté de l’art, encore trop souvent et paresseusement définie, aujourd’hui, en Suisse, par opposition à la censure politique, alors que les vrais obstacles à la liberté d’expression de l’immense majorité des créatrices et des créateurs sont plutôt d’ordre sociologique, économique ou culturel (au sens de la culture dominante dans notre société contemporaine). De plus, s’il est vrai que la  tentation de la censure politique de l’art n’a pas complètement disparu dans la Suisse d’aujourd’hui, le système médiatique contemporain contribue à rendre les effets de cette censure, réelle ou fantasmée, pour le moins ambivalents.

La liberté de l’art, c’est d’abord la liberté d’exercer une activité artistique. Les interdits formels (comme l’exclusion séculaire des femmes des académies de sculpture, où elles auraient été confrontées à la vision de modèles nus) ont heureusement disparu dans nos sociétés se réclamant de la démocratie, mais les contraintes qui pèsent sur le prétendu libre choix de s’adonner à l’art sont encore bien présentes. Par exemple, dans le formulaire d’adhésion à l’AdS (Autrices et Auteurs de Suisse), figure une question sur l’existence éventuelle de facteurs empêchant le candidat ou la candidate de se consacrer pleinement à l’écriture ; dans leur réponse, ils et elles sont nombreux à invoquer la nécessité de gagner leur vie au moyen d’une activité lucrative non artistique.

Pour expliquer ce genre de situations, il est bien sûr toujours possible d’invoquer la médiocrité du talent de l’artiste en question: si ses œuvres étaient bonnes, elles auraient du succès, ce qui lui permettrait de vivre de son art et dès lors de continuer à le pratiquer. Mais cette vision des choses est pour le moins naïve. Certes, le monde est plein d’artistes ou d’aspirants artistes sans talent. Rien  n’est moins démocratique que la distribution du talent artistique dans la population, il faut le reconnaître et s’en accommoder. Mais le talent n’est une condition ni suffisante ni même nécessaire pour devenir (dans l’ordre) célèbre et riche !

En effet, le secteur de la production artistique est caractérisé par une disporportion structurelle entre la valeur d’un produit et sa rémunération (en termes financiers et en termes de notoriété). D’une part, cela est dû au fait que l’œuvre d’art en général, pour toutes sortes de raisons  qu’il serait trop long de rappeler ici, mais qui sont connues, entretient une relation atypique avec les lois du marché – c’est d’ailleurs là la raison d’être des politiques culturelles. Et d’autre part, cela est dû au fait que la reconnaissance du taIent dépend de toute une série d’éléments qui ne sont pas en rapport direct avec la capacité de produire des œuvres de valeur.  Nous touchons ici à un autre aspect de la liberté de l’art – la liberté de faire connaître ses œuvres et de leur faire jouer un rôle dans l’espace public.

Théoriquement, la liberté de diffuser largement son art est accordée à tout le monde, de même que la liberté souveraine d’utiliser son jet privé pour aller passer un mois de vacances à l’hôtel Mamounia (*****) de Marrakech. Tout le monde a le droit théorique de publier des livres chez des éditeurs renommés, de jouer sur des scènes prestigieuses, de vendre ses œuvres aux grands musées etc. Mais concrètement, ce droit ne peut s’actualiser que grâce à la conjonction de plusieurs facteurs de différents ordres, en l’absence desquels notre fameuse liberté de l’art, même pour un-e artiste talentueux/euse, se réduit à la liberté de suspendre ses toiles dans sa cuisine ou de lire ses poèmes à l’anniversaire de grand-maman. A talent égal – et même, parfois, à talent inférieur –  un-e artiste aura plus de succès, et sera donc plus libre de s’exprimer si, d’une part, il ou elle possède un certain nombre d’aptitudes sociales et stratégiques, et d’autre part si ses œuvres correspondent aux attentes, soit du public, soit des médiateurs culturels qui sont en position de construire les attentes du public ou d’accréditer l’idée qu’ils savent les interpréter.
Par bien des aspects, le monde de l’art n’est guère différent du monde politique ou du monde économique. Savoir occuper le devant de la scène, se forger un personnage, tisser des relations utiles, établir des complicités, actionner les leviers du pouvoir (dans le cas de l’art, notamment, savoir exploiter à son avantage les possibilités offertes par la politique culturelle),  donner l’impression que l’on se trouve justement là où les choses se passent, devenir un rouage indispensable du système et surtout, de plus en plus, savoir se vendre – de toutes ces capacités on peut dire, comme dans le dicton sur l’argent et le bonheur, qu’elles ne font pas le succès, mais qu’elles y aident beaucoup. C’est ainsi que fonctionnent les sociétés humaines, et loin de moi l’idée donquichottesque de crier au scandale pour si peu – d’ailleurs il m’arrive, à moi aussi, quoique très modérément (en tant que femme, j’ai des handicaps) de manger de ce pain-là ; mais je trouve choquante l’attitude de ceux qui pontifient sur la liberté de l’art en faisant l’impasse sur ces réalités universelles que sont le réseautage, les connivences, le copinage, les renvois d’ascenseur, la pratique de l’auto-marketing etc.

Plus problématique me paraît la nécessité de correspondre aux attentes, qui a bien sûr toujours existé, et qui est au demeurant parfaitement saine (quel-le artiste ne souhaite pas rencontrer son public ?), mais qui me semble se présenter aujourd’hui sous une forme différente que par le passé et pernicieuse au moins à deux égards.

Premièrement, nous sommes passés d’un système qui reconnaissait la légitimité de l’existence et de la satisfaction d’attentes différenciées – en fonction notamment du capital intellectuel et culturel  ainsi que des exigences esthétiques des «consommateurs» – à un système qui tend à délégitimer les attentes minoritaires, voire, à terme, à les faire disparaître. Le problème n’est pas la domination quantitative de la «culture de masse» – il est dans l’ordre des choses que la majorité (dans laquelle il m’arrive de me ranger)  préfère regarder «Grounding» plutôt qu’un film de Godard –  mais bien l’extension sournoise des standards de la «culture de masse» à la culture en général. Le même phénomène s’observe dans la presse : de plus en plus, les titres «haut de gamme»  empruntent, l’air de ne pas y toucher, les recettes de la presse populaire, ce qui a pour résultat de réduire non seulement l’offre, mais aussi la demande, d’un autre type d’information.

Pour en revenir à l’exemple de «Grounding», il s’agit là certainement d’un très bon film grand public, que j’ai eu personnellement du plaisir à voir, mais les historiettes individuelles racontées en parallèle à l’histoire  de la chute de Swissair, en vue de capter l’intérêt du plus grand nombre, sont artificielles et farcies de clichés imbuvables. Or, une chose est considérer que des défauts esthétiques de ce genre sont un mal nécessaire si l’on veut produire – objectif en soi fort respectable – un cinéma «populaire de qualité» ; tout autre chose est s’aveugler sur ces défauts en érigeant un film comme «Grounding» en modèle universel, attitude qui aboutit fatalement à restreindre l’offre et donc  la demande d’œuvres esthétiquement plus pointues, et par conséquent la liberté d’expression de celles et ceux qui les fabriquent ou souhaitent les fabriquer.

Deuxièmement, nous sommes passés d’un système où la production d’œuvres d’art ouvertement provocatrices, mettant en cause les fondements consensuels de la société, se soldait par la mise au ban de l’artiste et par une cruelle limitation de sa liberté de créer et de diffuser ses œuvres,  à un système qui a la propriété de digérer, voire de mettre en valeur non seulement de telles provocations mais également l’éventuelle censure dont elles peuvent être frappées. On l’a bien vu avec l’affaire Hirschhorn, où l’absurde «punition» infligée à Pro Helvetia par le Parlement a eu pour effet collatéral de magnifier la figure de l’artiste «résistant», dont la liberté d’expression – c’est le moins que l’on puisse dire – n’a pas vraiment souffert de cette grotesque foucade politicienne.

Les attentes majoritaires du public, et surtout de ceux dont c’est le métier de les identifier (ou de les susciter) ont toujours été et resteront sans doute toujours inspirées par le conformisme, qui est le principal obstacle à la liberté d’expression artistique. Mais tout se passe comme si, dans le système actuel, le conformisme avait changé de camp – la provocation et le châtiment qui peut lui être infligé appartenant désormais au registre ce qui est, ou est censé être,  fortement attendu. C’est pourquoi il se pourrait que les artistes dont la provocation constitue le fond de commerce soient finalement moins menacés dans leur liberté de créer et de diffuser leurs œuvres que les artistes qui utilisent un langage plus subtil et moins spectaculaire pour parler du monde où nous vivons.